Comment la peinture a-t-elle survécu à l’invention de la photo?

En 1839, Louis Daguerre présente pour la première fois au grand public le daguerréotype, et quelques jours plus tard, les drôles de petites machines aux chambres noires fleurissent déjà sur toutes les places de Paris. Mais comment la peinture, qui jusque là était le moyen privilégié pour immortaliser les images d’une époque de l’Histoire a-t-elle fait pour survivre à ce nouveau concurrent?

Joseph-Philibert Girault de Prangey (1804–1892), Fontaine du Château-d'eau pétrifiée par le gel,1842
Joseph-Philibert Girault de Prangey (1804–1892), Fontaine du Château-d’eau pétrifiée par le gel,1842

Le daguerréotype, procédé permettant de capter une image en quelques dizaines de minutes grâce en utilisant de l’eau chaude saturée de sel marin et inspiré des travaux de Nicéphore-Niépce avec lequel Daguerre avait collaboré entre 1829 et 1833, suscite immédiatement l’enthousiasme du grand public et en quelques heures seulement, toutes les boutiques sont dévalisés. Très vite, la photographie entre en concurrence avec la peinture, qui endossait jusque-là entre autres l’indispensable mission de représenter la réalité le plus fidèlement possible – ne se servait-on pas d’ailleurs sous l’ancien régime des portraits peints pour faire connaître aux princes et aux princesses des cours européennes le visage de leur futur époux? – et le daguerréotype bénéficie de ce point de vue d’un avantage certain de par sa retranscription exacte et objective du réel. En découvrant les premiers daguerréotypes, le peintre Paul Delaroche déclare: « A partir d’aujourd’hui, la peinture est morte. » Une nouvelle profession, celle de photographe, ne tarde pas à apparaître, et ceux qui l’exercent sont souvent d’anciens peintres reconvertis. Parmi les pionniers de cette profession, on peut justement citer, ironie du sort, deux élèves de Delaroche qui se destinaient à l’origine à une carrière de peintre: Gustave Le Gray, qui devient en 1851 l’auteur de la première photographie officielle d’un chef d’Etat avec son cliché  de Louis-Napoléon Bonaparte diffusé après son coup d’État, devenant par la suite le photographe officiel de la famille impériale, et son collègue l’Anglais Roger Fenton, qui devient en 1855 le premier photographe de guerre lors de la guerre de Crimée  (1853-1856).

Pourtant, en réaction à cette démocratisation de la photographie, la peinture, obligée à se remettre en question, ne tardera pas à se réinventer. C’est à ce moment-là qu’elle voit apparaître une multiplication de mouvements qui seront déterminants pour l’évolution du genre pictural, et qui descendent des canons traditionnels du genre et des sujets « nobles » pour s’intéresser aux expériences et aux scènes de la vie quotidienne et les capter sous un jour inattendu.

Pascal Adolphe Jean Dagnan-Bouveret (1852-1929), Une noce chez le photographe, 1878-1879, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Lyon.
Pascal Adolphe Jean Dagnan-Bouveret (1852-1929), Une noce chez le photographe, 1878-1879, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Lyon.

Les naturalistes auxquels appartient Pascal Adolphe Jean Dagnan-Bouveret, l’auteur de ce tableau, choisissent de pousser à son paroxysme cette fidélité au réel, tout en dotant leurs toiles quasi « photographiques » d’une dimension de dénonciation ou de satire sociale lorsqu’il s’agit d’individus qui sont représentés. C’est ce que nous suggèrent les nombreux détails dont fourmille le tableau,  à l’instar de l’huître qui rappelle dans sa dimension symbolique à la fois la consommation charnelle de la nuit de noce et, par son aspect périssable la fragilité des liens du mariage, ou bien encore les mimiques des personnages qui soufflent aux spectateurs une union arrangée comme c’était encore souvent le cas dans la bourgeoisie de province à cette époque.

Mais le naturalisme n’est pas le seul mouvement à émerger durant la seconde moitié du XIXème siècle : tandis que d’autres peintres comme Gustave Courbet font délibérément usage du médium photographique afin de créer une nouvelle forme de réalisme pictural encore plus engagé socialement, apparaissent aussi de nouveaux courants artistiques comme  les Macchiaioli, qui dans l’Italie des années 1860 choisissent de représenter  les réalités de leurs contemporains à travers un usage très maîtrisé des clairs-obscurs, l’impressionnisme, qui privilégie les traits de pinceau spontanés et la fraîcheur des impressions visuelles, ou encore le symbolisme, qui cherche avant tout à susciter chez son spectateur une réflexion profonde et intérieure sur les grands thèmes de l’humanité à travers le recours aux allégories.

Claude Monet Painting by the Edge of a Wood ?1885 John Singer Sargent 1856-1925 Presented by Miss Emily Sargent and Mrs Ormond through the Art Fund 1925 http://www.tate.org.uk/art/work/N04103
John Singer Sargent (1856-1925), Claude Monet Painting by the Ede of a Wood, 1885, huile sur toile, Tate.

Si les artistes du XIXème siècle ont, par la diversité de leurs styles et de leurs techniques, marqué un tournant décisif dans l’Histoire de la peinture occidentale, c’est que, confrontés à ce qui ressemblait au début à une disparition certaine de leur art et à la nécessité de se positionner par rapport à l’objectivité photographique, ils ont rappelé et consacré pour la postérité la « mission sacrée » de l’art, celle de transcender le réel et de procurer une émotion esthétique à qui le regarde. Au XXème siècle, la photographie, en facilitant sa technique, fera elle-même l’objet de retentissantes évolutions et, capable elle aussi d’être chargée d’une expérience esthétique et d’un point de vue sur le réel, deviendra, à son tour, le 8ème art.

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