Quand on inventa la médecine légale

Si les prouesses des techniques scientifiques permettent aujourd’hui de faire des affaires criminelles non élucidées une exception, les origines de ces progrès remontent au XIXème siècle, au moment où est consacrée une nouvelle discipline, la médecine légale, vouée à jouer un rôle capital dans l’avancée de la justice pénale et la résolution des meurtres…

Déjà encouragée par une série d’ordonnances promulguées sous Charles Quint et François Ier à la Renaissance, la pratique de l’autopsie se popularise au XVIIème siècle, où elle prend même le nom de « médecine légale » (du latin legalis, « conforme aux lois »)  sous la plume du médecin officiel du Vatican, Paolo Zacchias, qui lui consacre son ouvrage intitulé les Questiones médico-légales. A partir des autopsies, quelques éminents spécialistes tirent des conclusions pouvant être appliquées à la recherche des causes et circonstances des décès : ainsi, en 1667, le médecin hollandais Jan Swammerdam affirme que les poumons d’un nouveau-né flottent sur l’eau si celui-ci est mort-né, et ces conclusions seront reprises quinze ans plus tard par le médecin allemand Schreger dans le cadre du procès d’une jeune mère accusée du meurtre de son nouveau-né, dont il peut ainsi prouver l’innocence. Dans l’art aussi, l’autopsie se popularise, et elle est immortalisée sous le pinceau de Rembrandt dans l’un de ses tableaux les plus célèbres, La leçon d’anatomie du Docteur Tulp.

Néanmoins, la médecine légale reste soumise aux superstitions de l’époque, comme par exemple la croyance en la cruentation, selon laquelle les plaies d’une victime se mettraient à saigner en présence de son meurtrier, un phénomène aujourd’hui réfuté mais qui est encore cité comme preuve à charge dans un procès à la Cour de Lyon en 1618. C’est pourquoi, davantage que pour résoudre les causes des meurtres, l’autopsie est avant tout utilisée à cette époque à des fins didactiques, comme l’illustre la toile de Rembrandt. Elle permet, comme dans le cas des dissections d’animaux, d’étudier le fonctionnement du corps humain, son anatomie et les principaux organes et tissus qui le composent,  et à ce titre elle reste surtout cantonnée aux travaux pratiques des classes de médecine.

Rembrandt (1606–1669), La leçon d'anatomie du docteur Tulp, 1632, huile sur toile, Mauritshuis.
Rembrandt (1606–1669), La leçon d’anatomie du docteur Tulp, 1632, huile sur toile, Mauritshuis.

Ce n’est qu’au XIXème siècle, grâce aux importantes avancées scientifiques réalisées depuis les années 1790, que la médecine légale se constitue comme une science à part entière, consacrée dans deux importants traités publiés en 1830 et 1847. Étudiée de façon rigoureuse, cette discipline, dont les premières chaires universitaires sont crées en 1794 à Paris, Strasbourg et Montpellier, s’impose peu à peu dans toutes les facultés de médecine de France. Elle est désormais dédiée à un objectif propre, l’identification des causes et des circonstances des décès des individus, et les médecins légistes deviennent les indispensables auxiliaires de la justice pénale, à une époque où les crimes fascinent et leur fréquence élevée préoccupe les autorités publiques.

Si l’autopsie devient pratiquée de manière rigoureuse au XIXème siècle, c’est avant tout parce que sa pratique est radicalement transformée par la mise en place d’infrastructures dédiées, avec l’apparition des morgues qui possèdent toutes les installations nécessaires à la réfrigération et la conservation des cadavres. Parmi ses grands travaux, le baron Haussmann fait construire à Paris en 1868 la première morgue réfrigérée de la ville, où les cadavres à identifier sont présentés pendant trois jours au public derrière une vitre, une véritable attraction pour les Parisiens.  Gagnant en minutie et en précision, les autopsies suivent désormais une série d’étapes codifiées destinées à identifier le corps, les causes de la mort, les circonstances de celle-ci, et à confondre le meurtrier présumé dans le cas de crime.

Enrique Simonet (1866-1927), Anatomie du coeur; Et elle avait un coeur! Autopsie, 1890, huile sur toile, Musée de Malaga.
Enrique Simonet (1866-1927), Anatomie du coeur; Et elle avait un coeur! Autopsie, 1890, huile sur toile, Musée de Malaga.

Outre la mise en place d’infrastructures dédiées, de nouveaux procédés novateurs apparaissent destinés à faciliter l’autopsie. L’une de ces techniques est l’identification du corps grâce au recours aux analyses de la dentition, également appelée odontologie légale. Utilisée pour la première fois aux Etats-Unis en 1776, lorsque le révolutionnaire et dentiste amateur Paul Revere reconnait le travail qu’il a effectué sur le docteur Joseph Warren, mort dix mois plus tôt lors d’une bataille de la Guerre d’indépendance et dont le corps n’avait jusque là pas pu être identifié, cette méthode se généralise ensuite peu à peu dans tous les pays occidentaux. C’est aussi le recours à l’odontologie légale qui permettra en 1897 d’identifier plus d’une trentaine de corps suite au tristement célèbre incendie du Bazar de la charité, au cours duquel de nombreuses personnalités de l’époque périrent coincées dans les flammes, parmi lesquelles la duchesse d’Alençon, identifiée grâce à sa dentition. Pour information, c’est aussi cette technique qui permettra aux troupes russes d’identifier les corps brûlés d’Adolf Hitler et d’Eva Braun, en 1945. Enfin, une autre technique qui se systématise au XIXème siècle, et qui permet quant à elle de déterminer la date du décès, est l’entomologie légale, consistant en l’étude des insectes et de la faune présents sur les cadavres en état de décomposition. Très populaire à la fin du XIXème et au début du XXème siècle,celle-ci le deviendra moins par la suite, remplacée par d’autres procédés plus précis.

Néanmoins, la médecine légale connait aussi de spectaculaires progrès dans le domaine judiciaire. Pour la première fois, grâce aux découvertes initiées par le père de la toxicologie, Matthieu Orfila, doyen de la faculté de médecine et médecin de Louis-Philippe, la présence d’arsenic dans le sang, qui était alors le poison le plus répandu, devient détectable aux yeux de la médecine. Les observations d’Orfila sur le sujet seront utilisées dans plusieurs affaires judiciaires, dont le célèbre procès de Marie Lafarge, condamnée en 1840 pour l’assassinat de son époux à l’arsenic. Enfin, une autre technique révolutionnaire inventée à cette époque permettra pour la première fois d’élargir l’application  des techniques scientifiques à la scène de crime elle-même: il s’agit de la dactyloscopie, utilisée pour l’identification des empreintes digitales d’un individu, et qui supplantera peu à peu en France le système Bertillon composé de données anthropométriques. C’est ainsi qu’en 1902, lors de l’affaire Scheffer, un criminel sera pour la première fois confondu grâce à ses empreintes digitales.

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