Les couples de l’Histoire: la nonne et le peintre

Fille d’un riche marchand de soieries florentin, Lucrezia Buti était une jeune novice dans le couvent Sainte-Marguerite de Prato, près de Florence, lorsqu’elle rencontra en 1456 le peintre Fra Filippo Lippi, nommé chapelain du cloître cette année-là afin de réaliser les fresques destinées à orner l’autel des religieuses. Malgré son rattachement à l’ordre monastique depuis l’âge de quinze ans et sa production féconde de fresques religieuses d’une qualité artistique exceptionnelle, Lippi était connu pour ses écarts de conduite et son mode de vie excentrique qui lui avaient déjà valu de se voir retirer ses bénéfices ecclésiastiques.  Aussi, lorsqu’il choisit la jeune fille pour incarner le visage de la vierge dans sa fresque, tous deux tombèrent follement amoureux l’un de l’autre pendant les séances de pose et, faisant fi de leurs vœux monastiques, ils entamèrent une liaison charnelle passionnée et intense (précisons tout de même qu’il était âgé de 50 ans et celle-ci de 18 ans).

Gabrielé Castagnola (1828-1883), L'amour ou le devoir, 1873, huile sur toile, collection privée.
Gabrielé Castagnola (1828-1883), L’amour ou le devoir, 1873, huile sur toile, collection privée.

Après avoir découvert quelques mois plus tard que sa dulcinée était enceinte, il n’hésita pas à l’enlever lors de la procession de la Sainte-Ceinture, une fête religieuse célébrant une relique conservée à Prato qu’aurait offert la Vierge à Saint Thomas lorsque celui-ci, ne croyant pas à l’Assomption, alla faire ouvrir son tombeau et que la mère du Christ lui serait alors apparue entourée de fleurs.  Lippi  obligea Lucrezia à s’installer dans sa propre maison, non seulement elle, mais aussi sa sœur Spinetta et trois autres novices du couvent qui l’accompagnèrent. Toutefois, ces-dernières ne restèrent pas bien longtemps avec eux, et pour cause :  les réclamations de l’abbatiale avaient donné lieu à un tel scandale que bientôt la curie de Rome, c’est-à-dire l’entourage du Pape lui-même, se mêla de la chose. Lucrezia demeura quant à elle dans la maison de l’artiste et donna naissance quelques mois plus tard, en 1457,  à leur fils,  le futur peintre Filippino Lippi. Cette naissance hors mariage aggrava encore davantage le scandale causé par l’affaire, qui fut amenée devant la justice florentine et n’est pas sans rappeler l’aventure entre Héloïse et son maître Abélard en France au XIIème siècle, ce-dernier ayant enlevé lui aussi son amante enceinte et provoquant également par ce geste la colère des autorités ecclésiastiques auxquelles il était rattaché.  Néanmoins, la différence  est que dans l’histoire d’Héloïse, celle-ci entra dans un couvent non pas avant mais… après leur liaison, quand les deux amants furent séparés de force et qu’Abélard fut châtré!

Edmund Leighton (1852–1922), Abélard et son élève Héloïse, 1882, huile sur toile.
Edmund Leighton (1852–1922), Abélard et son élève Héloïse, 1882, huile sur toile.

Finalement, le peintre ne dut son salut qu’à l’intervention en 1461 de son principal mécène, Cosme de Médicis, parti au Vatican demander la grâce au pape Pie II que ce-dernier leur accorda à condition de relever Fra Filippo et Lucrezia de leurs vœux respectifs. Cette aventure, racontée un siècle plus tard par Giorgi Vasari dans son célèbre ouvrage biographique intitulé Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, n’entama cependant en rien le succès de l’artiste qui accueillit même dans son atelier en 1465 un jeune élève de 20 ans du nom de Botticelli, devenant plus tard à son tour le maître du fils de Fra Filippo, Filippino Lippi.  Même s’il ne voulut jamais, d’après les chroniques, épouser son amante, cela n’empêcha pas Lippi de se servir d’elle comme modèle pour plusieurs de ses œuvres : on reconnait ses traits dans la Salomé du Festin d’Hérode, qui fait partie du cycle de fresques destiné à la cathédrale de Prato représentant des épisodes de la vie de Saint-Étienne et de Saint Jean-Baptiste, mais aussi dans le visage de plusieurs de ses MadonesDe leur union naquit également quelques années plus tard en 1465 une fille, Alessandra. L’histoire de ce couple extraordinaire donna en tous cas lieu à une abondante représentation artistique au XIXème siècle, une période où les artistes académiques étaient en quête perpétuelle de nouveaux sujets historiques et où la période médiévale faisait l’objet d’un attrait sans précédent, pour le plus grand bonheur du public d’aujourd’hui !

Gabriele Castagnola (1828–1883), Filippo Lippi et Lucrezia Buti, 1871, huile sur toile.
Gabriele Castagnola (1828–1883), Filippo Lippi et Lucrezia Buti, 1871, huile sur toile.

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