Quand un train relia deux continents: l’Orient Express

Le 5 juin 1883 en gare de l’Est à Paris a lieu le départ officiel du premier train de la Compagnie des Wagons-Lits à destination de Constantinople en Turquie, sur la ligne mythique de l’Express d’Orient. Longue de plus de 3000 kilomètres, cette ligne de train de nuit est le pari fou de l’ingénieur belge Georges Nagelmackers qui décide, après un voyage aux Etats-Unis où il découvre les wagons-lit Pullman, d’importer en Europe l’idée de trains de nuit traversant le continent.

Si aujourd’hui l’Orient-Express a la réputation qu’on lui connait, ses débuts sont loin d’avoir été faciles et sa création est le fruit du dur labeur de Georges Nagelmackers. A son retour des Etats-Unis en 1867, il manque encore des moyens nécessaires pour lancer son projet novateur, et les difficultés techniques liées à un trajet aussi long sur tout le continent européen freinent considérablement ses efforts. En effet, si aujourd’hui il nous est facile d’emprunter un train partant de Paris à destination de Madrid, Rome ou Berlin, en cette seconde moitié du XIXeme siècle les trains internationaux sont encore impensables en raison des  nombreux contrôles aux frontières et des conflits nationalistes en germe un peu partout en Europe. Pire encore, les voies ferrées en Europe sont loin de suivre les même standards concernant l’écartement des rails, et ces lignes sont la propriété de nombreuses compagnies privées avec qui il faut négocier un droit de passage.

Train Orient-Express à la gare de Praha-Smíchov à Prague, photographie Juan de Vojníkov, Creative Commons.
Photographie Juan de Vojníkov, Creative Commons.

Le projet de Nagelmackers semble en suspens  lorsqu’éclate la guerre franco-prussienne en 1870, mais une rencontre à Londres avec un inventeur et ancien colonel de l’armée américaine, William d’Alton Mann, va bouleverser les choses. Ce-dernier vient en effet d’inventer un nouveau genre de wagons-lit, un type de wagon présentant des compartiments privés desservis par un couloir latéral, une vraie révolution à l’époque. Les wagons-lits de l’Orient-Express étaient nés, et les deux hommes s’associèrent pour créer leur compagnie, avant que Nagelmackers ne rachète les parts de son associé quelques années plus tard. La Compagnie des Wagons-Lits ne possède au début que quelques uns de ces wagons révolutionnaires qu’elle affrète à des compagnies privées, puis le 10 octobre 1882 elle se lance dans la cour des grands et affrète son premier train sur une ligne nouvelle, reliant Paris et Vienne, et appelée « Train Eclair ».

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Il ne faut que quelques mois pour que progressivement le parcours de la ligne s’étende jusqu’à Constantinople, soutenu par la vague orientaliste de la fin du XIXeme siècle qui rend ce trajet très attractif pour les amoureux de l’Orient. Mieux encore, le train met quatre jours à atteindre Constantinople, là où le bateau partant de Marseille mettait encore deux semaines, ce qui faisait du train le moyen de transport intra-européen le plus rapide qui soit à l’époque. Les problèmes liés à la traversée des frontières sont résolus par la Compagnie des Wagons-Lits en signant un accord avec douze autres compagnies ferroviaires européennes ainsi qu’en se chargeant elle-même de présenter les passeports de ses voyageurs aux diverses douanes, facilitant le confort de ses usagers. Étonnamment, le parcours de Paris à Constantinople n’est pas encore direct en 1883 : il faut en effet prendre un bateau pour traverser le Danube entre la Roumanie et la Bulgarie, où un second train emmène les voyageurs jusqu’à un port d’où ils embarquent en navire à destination du détroit du Bosphore et de Constantinople… Le tout étant bien sûr pris en charge par la Compagnie des Wagons-lits et inclus dans le prix du billet.

Jean-Léon Gérôme (1824-1904), Le marchand de tapis au Caire,1887, huile sur toile, Minneapolis Institute of Arts.
Jean-Léon Gérôme (1824-1904), Le marchand de tapis au Caire,1887, huile sur toile, Minneapolis Institute of Arts.

Davantage qu’une simple ligne de chemin de fer entre Paris et Constantinople, c’est un service proche de ce que l’on pourrait attendre d’un tour-opérateur qu’offre la CWL : outre les wagons-lits avec compartiments privés, le train comprend des voitures-salons où se déroulent des dîners et des spectacles, et des haltes ponctuent le trajet et permettent aux voyageurs de visiter de célèbres lieux comme le château de Pélès en Roumanie. En 1930, la Compagnie des Wagons-Lits innove encore en créant le premier réseau mondial d’agence de voyage, tandis qu’en 1894 elle avait fondé une chaîne d’hôtels dans toutes les grandes villes européennes de ses parcours, dont les plus célèbres sont sans doute l’Élysée Palace de Paris ou le Riviera Palace à Beausoleil dans les Alpes-maritimes. On relie bientôt d’autres capitales à la ligne : Londres par un ferry jusqu’à Douvres puis par la Flèche d’Or Paris-Calais, puis un train part de Bruxelles jusqu’à Vienne où ses wagons sont accrochés à l’Orient-Express. Quand la Première Guerre Mondiale éclate, la « ligne » de l’Orient-Express est en réalité déjà un réseau reliant toute l’Europe et qui n’a de cesse de s’étendre.

Publicité d'époque de l'Orient-Express, 1888
Publicité d’époque de l’Orient-Express, 1888

Mais l’Orient-Express reste avant tout un train de luxe. Ses intérieurs caractéristiques de l’Art Nouveau et l’Art Déco, présentent une décoration richement travaillée clairement destinée à des voyageurs et une population très aisée : à la fin du XIXeme siècle, le prix d’un billet était de 700 francs-or, ce qui, pour vous donner idée, représente alors la moitié du salaire annuel d’un ouvrier qualifié. Outre les demi-mondaines, ces femmes entretenues par de riches hommes au début du XXeme siècle, les rails de l’Orient-Express ont aussi vu passer nombre de riches marchands, de célébrités et de membres des cours royales européennes. De nombreux grands noms du début du XXeme siècle ont prit place à bord de ce train, parmi lesquels Marlène Dietrich, Jean Gabin, Coco Chanel, Tolstoï, Jean Cocteau ou même Sigmund Freud et Albert Einstein. Mais le nom que l’on retient surtout est celui d’Agatha Christie, célèbre romancière qui publie en 1934 le Crime de l’Orient-Express, un roman policier se déroulant à bord du mythique train et inspiré entre autre d’un incident ayant réellement eu lieu en 1929, au cours duquel l’Orient-Express fut bloqué par la neige pendant cinq jours à 130 kilomètres d’Istanbul.

Vue du Restaurant Anatolie de l'Orient Express SNCF, photographie Didiaszerman, Creative Commons.
Vue du Restaurant Anatolie de l’Orient Express SNCF, photographie Didiaszerman, Creative Commons.

Le 11 novembre 1918, l’Orient-Express entre cette fois dans l’Histoire, lorsque l’armistice est signé dans le wagon-restaurant n°2419 de la Compagnie des Wagons-Lits. C’est ce même wagon qui est par la suite utilisé par Hitler le 22 juin 1940 pour faire signer la reddition française, avant qu’il ne soit détruit par les nazis lorsque la guerre leur sembla perdue, de peur de subir une nouvelle humiliation en signant un autre armistice dans ce wagon. Pour l’Orient-Express en tout cas, c’est le début de la fin : après l’âge d’or de l’entre-deux-guerre, la Compagnie des Wagons-Lits peine à se remettre de la guerre et des dégâts causés sur ses infrastructures et son matériel roulant. L’hostilité des républiques populaires de l’Europe de l’Est, qui voient d’un mauvais œil ce qu’ils qualifient alors de pont vers l’occident, augmentent les contrôles aux frontières et provoquent le changement du tracé de la ligne. Le train est alors emprunté par des diplomates, des espions ou des réfugiés qui tentent de traverser le rideau de Fer, mais le faste des soirées mondaines dans les wagons-salons n’est plus. Les wagons-lits sont progressivement transformés en wagons-couchettes, puis la fréquentation diminue et finalement le dernier train pour Istanbul part de Paris le 20 mai 1977, après une épopée de presque 100 ans.

Voiture-lits de l'Orient-Express, gare de l'Est, Paris, photographie de Tangopaso (2009)
Voiture-lits de l’Orient-Express, gare de l’Est, Paris, photographie Tangopaso (2009), Creative Commons

Pour aller plus loin si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas à consulter les très bons ouvrages suivants:

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