Le barde qui inspira romantisme et néopaganisme

En 1760, l’Ecossais James Macpherson publie sur les conseils de son ami l’écrivain John Home Fragments de l’Ancienne Poésie collectés dans les montagnes d’Écosse, dont le narrateur est un barde ayant vécu au IIIème siècle du nom d’Ossian. Encouragé par le succès immédiat du recueil, il publie deux autres cycles de poèmes épiques, Fingal, en 1761 et Temora, en 1763, qu’il fait paraître comme des traductions de chants gaéliques écrits par Ossian au IIIème siècle et auxquels il ajoute des annotations louant les qualités du texte original. Tout contribue à faire d’Ossian, barde aveugle accompagné d’une harpe celtique, une sorte de pendant nordique à Homère, et de ces chants les équivalents celtiques de l’Iliade et l’Odyssée homériques louées dans toute l’Europe depuis qu’elles ont fait l’objet d’une nouvelle traduction par Alexander Pope au début du siècle.

Les poèmes d’Ossian racontent l’histoire du légendaire roi écossais Fingal, père d’Ossian, et ses exploits guerriers, auxquels s’ajoutent de nombreux éléments et histoires annexes, comme par exemple celle de Malvina, bien-aimée d’Oscar, le fils d’Ossian, et qui soutient son beau-père après la mort tragique de celui-ci. Les récits des batailles et des séparations amoureuses déchirantes sont émaillés de descriptions des paysages brumeux et désolés des landes écossaises. Face à la grandeur de cette nature sauvage, l’Homme se sent submergé par un sentiment ambigu d’élévation et d’écrasement qui correspond à la définition du sublime, théorisé par Edmund Burke quelques années auparavant et qui remplace peu à peu dans les cœurs l’idéal antique du beau, expression d’harmonie et d’équilibre parfait. Cette exaltation du sublime est la première caractéristique du mouvement romantique qui émergera en Europe peu de temps après.

John Martin (1789-1854), Le barde, 1817, huile sur toile, Centre d'art britannique de Yale.
John Martin (1789-1854), Le barde, 1817, huile sur toile, Centre d’art britannique de Yale.

Les héros d’Ossian sont des guerriers valeureux comme ceux d’Homère, mais contrairement à ces-derniers, ils sont incorruptibles, chastes et austères. Ainsi, les épopées d’Ossian mettent en évidence les qualités d’un peuple rude, primitif et archaïque, mais aux valeurs infiniment moins corrompues que celles de la civilisation gréco-latine jusqu’alors célébrée comme exemple et modèle à imiter depuis des siècles en Europe. Les poèmes ossianiques jouent en ce sens un rôle fondamental dans la réévaluation des civilisations archaïques « barbares » de l’Europe et font naître un soudain intérêt pour les mythologies païennes germaniques, celtes, ou nordiques jusqu’alors considérées comme indignes d’intérêt et arriérées. C’est le second élément fondamental du romantisme à venir, une période durant laquelle le culte néo-classique de l’Antiquité est remplacé par l’intérêt pour le folklore et les légendes des civilisations européennes ancestrales : on pense à la publication des Mabinognion gallois par Lady Guest entre 1838 et 1849, l’écriture en 1857 du Kalevala, la grande épopée nationale finlandaise, mais aussi la redécouverte des épopées germaniques comme Les Nibelungen mis en musique par Wagner au même titre que les légendes arthuriennes comme Parzifal,  et d’une façon générale l’intérêt littéraire pour les légendes médiévales européennes explorées par Goethe, Nerval ou encore John Keats. L’ensemble de ces récits ont pour point commun une dimension épique et merveilleuse et une intrigue située dans un cadre médiéval aux frontières temporelles floues, trois éléments qui sont directement à l’origine d’un nouveau genre littéraire créé au XXème siècle sous la plume de Tolkien, fervent amateur de tous ces textes mythiques, l’heroic fantasy.

François Gérard (1770–1837), Ossian évoque les fantômes au son de la harpe sur les bords du Lora, huile sur toile, château de Malmaison.
François Gérard (1770–1837), Ossian évoque les fantômes au son de la harpe sur les bords du Lora, huile sur toile, château de Malmaison.

 L’attrait  pour sa propre civilisation coïncide alors avec l’éveil des consciences nationales et la construction politique des peuples en tant que nations, qui devra durer tout au long du XIXème siècle, jusqu’à la Première Guerre mondiale. En France, c’est particulièrement le folklore celte qui est mis à l’honneur, et pour la première fois, on redécouvre la civilisation gauloise sous un jour favorable, si bien que l’on peut même parler de celtomanie. L’un des plus grands acteurs de cette celtomanie n’est autre que l’empereur Napoléon Bonaparte,  qui était un grand admirateur des cycles ossianiques. Pour décorer le plafond du salon doré de sa demeure de Malmaison, il commanda auprès de deux peintres, Girodet et Gérard, des tableaux représentant Ossian. Le premier, celui de Girodet, montre le célèbre barde accueillant les héros français au panthéon guerrier, parmi lesquels on reconnait plusieurs généraux napoléoniens comme Kléber, Marceau ou encore Desaix. Le second, celui de Gérard, montre le songe d’Ossian qui invoque les fantômes des combattants disparus au son de sa harpe. Enfin, il commanda également un troisième tableau sur le même thème à Ingres, destiné à orner les plafonds du palais du Quirinal de Rome dans lequel il ne résida jamais. Sur le plan musical, le célèbre compositeur de cette époque, Jean-François le Sueur, lui dédia même un opéra sur le sujet appelé Ossian ou Les bardes, représenté pour la première fois en 1804.

Enfin, Napoléon fonde la même année l’Académie celtique, dont la tache est de « retrouver le passé de la France, recueillir les vestiges archéologique, linguistique et coutumier de l’ancienne civilisation gauloise ». Cette réévaluation du passé gaulois de la France durera tout au long du XIXème siècle, où elle sera placée au cœur de l’apprentissage de l’Histoire dans l’école républicaine de 1881, et aura des conséquences profondes et durables sur la conception de l’identité nationale jusqu’à aujourd’hui. Sur un tout autre plan, la celtomanie liée à la redécouverte des cultures archaïques nord-européennes et au romantisme dans l’art contribue beaucoup à la popularité d’une nouveau mouvement de pensée alors naissant et dont les premières instances, encore appelées néodruidisme, se sont développées au XVIIIe siècle en Angleterre, le néopaganisme. L’harmonie de l’Homme avec la nature au travers de son culte est en effet en phase avec les récits d’Ossian, et dans la vague du succès de ces ouvrages sont véritablement popularisés ces cultes et ces rites reprenant la mythologie d’avant l’ère chrétienne, les lettrés d’Angleterre allant même si loin qu’ils recréent des assemblées de barde.

Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson (1767-1824), Apothéose des héros français morts pour la patrie pendant la guerre de la liberté, vers 1800, huile sur toile, château de Malmaison.
Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson (1767-1824), Apothéose des héros français morts pour la patrie pendant la guerre de la liberté, vers 1800, huile sur toile, château de Malmaison.

Néanmoins, la « vague ossianique » devait rapidement s’avérer avoir été bâtie sur un mensonge. A peine quelques années après leur publication, les premiers soupçons s’élevèrent contre l’authenticité des récits soi-disant traduits par Macpherson, trop « raffinés » et trop proches des canons littéraires du XVIIIème siècle pour dater du IIIème siècle, d’autant plus que celui-ci refusa de montrer les textes originaux à partir desquels il disait avoir traduit les poèmes ossianiques. Ainsi, sur les 39 textes attribués à Ossian, 28 reposent sur une source non identifiée et semblent être le fruit de la pure imagination de leur auteur véritable, Macpherson. Quant aux autres, ils proviennent de récits collectés par celui-ci lors de ses voyages dans les montagnes écossaises, mais aucun d’eux ne fait mention d’Ossian comme étant leur auteur.

Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780 - 1867), Le songe d'Ossian, 1813, huile sur toile, Musée Ingres, Montauban.
Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780 – 1867), Le songe d’Ossian, 1813, huile sur toile, Musée Ingres, Montauban.

Finalement, cette mode ossianique qui explosa durant la première moitié du XIXème siècle et dura plusieurs décennies finit par s’essouffler et les récits de Macpherson tombèrent rapidement dans l’oubli. En revanche, le mouvement romantique auquel ils donnèrent naissance, lui,  leur survécut et transforma radicalement les cultures européennes tout au long du XIXème siècle, si bien que l’on peut affirmer que sans la supercherie de Macpherson, notre Histoire et nos cultures ne seraient probablement pas les mêmes.

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Johann Peter Krafft (1780–1856), Ossian et Malvina, 1810, huile sur toile, collection privée.

 

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2 pensées sur “Le barde qui inspira romantisme et néopaganisme

  • 19 avril 2018 à 20 h 12 min
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    Certes une supercherie, mais l’histoire même fictive demeure passionnante. Et McPherson a bien du talent ! Je possède un toiut petit livre intitulé « Poems of Ossian, translated by James Macpherson Esq. » London, Published by J. Walker & the other proprietors, 1819
    Conclusion du livre :

    « Shalt thou then remain, thou aged bard! when the mighty have failed? But my fame shall remain, and grow like the oak of Morven; which lifts its broad head to the storm, and rejoices in the course of the wind? »

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  • 19 avril 2018 à 20 h 43 min
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    Dans le petit livre mentionné plus haut, les éditeurs adoptent une attitude de réserve quant à l’authenticité des poèmes d’Ossian. Je cite: « […] we hold it prudent, and it shall be our endeavour in that place, to give no decided opinion on the main subject of dispute. »

    La critique d’époque portait déjà sur la méconnaissance du gaëlique d’Ecosse chez James Macpherson, un témoin ayant voyagé avec lui dans les contrées celtiques rapportant que Macpherson n’était pas plus capable de traduire des vers du gaëlique que lui-même [le témoin] ne l’était de prendre des ailes et de voler !

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