Quand un pape s’empoisonna lui-même par erreur

Connaissez-vous les Borgia? Cette célèbre famille italo-espagnole qui gouverna les affaires politiques et religieuses de Rome à la fin du Moyen-âge est associée à la décadence de l’Eglise à cette époque, contre laquelle se constituera, sous la plume de Martin Luther et ses 95 thèses, la réforme protestante. Et, en effet, Rome au temps des Borgia, c’était un peu une orgie constante de richesses amassées malhonnêtement, de sexe, de complots, de fratricides et d’empoisonnements.

Dante Gabriel Rossetti (1828–1882), La famille Borgia, 1863, aquarelle, Victoria and Albert Museum.
Dante Gabriel Rossetti (1828–1882), La famille Borgia, 1863, aquarelle, Victoria and Albert Museum.

C’est sous le règne du pape Alexandre VI,  né en Espagne sous le nom de Rodrigo de Borja, que les Borgia atteignirent le sommet du vice et de la luxure, si bien que celui-ci aurait largement mérité sa place au panthéon des papes les plus amoraux de l’Histoire. Devenu immensément riche par des voies peu recommandables, il se servit de son opulence pour obtenir la charge papale par corruption en 1492, ce qui était monnaie courante au Vatican du XVème siècle. Son pontificat, qui dura onze ans, est marqué par deux décisions emblématiques. La première, prise un an après son accès à la tiare pontificale, en 1493,  est celle qui l’amena à partager le Nouveau Monde, récemment découvert par Christophe Colomb, entre les royaumes d’Espagne et du Portugal. La seconde, qui partait au départ de bonnes intentions puisqu’elle témoigne de l’intérêt de ce personnage pour les arts, est le recours qu’il fit aux indulgences, ces « tickets pour le Paradis » plus que discutables censés réduire le temps passé au Purgatoire et promis aux fidèles en échange de dons à l’Eglise, dont il se servit pour financer la reconstruction de la Basilique Saint-Pierre. Ces indulgences destinées à la Basilique, par la suite perpétuées par ses successeurs, Jules II et Léon X (son successeur direct, Pie III, n’ayant régné que 26 jours), devaient constituer le principal grief adressé par Luther à l’Eglise dans ses thèses en 1517.

Titien (1477-1576), Jacopo Pesaro présenté à Saint-Pierre par le pape Alexandre VI, huile sur toile, Koninklijk museum voor schone kunsten, Anvers.
Titien (1477-1576), Jacopo Pesaro présenté à Saint-Pierre par le pape Alexandre VI, huile sur toile, Koninklijk museum voor schone kunsten, Anvers.

En plus de son mandat discutable, de son enrichissement suspect et de la vie dissolue qu’il menait,  Alexandre VI, décidément dénué de tous scrupules, avait une autre corde à son arc : il était un fervent amateur de l’arsenic qu’il utilisait pour tuer les cardinaux les plus fortunés afin de s’emparer de leurs possessions, une passion macabre qu’il a d’ailleurs transmise à son fils, César Borgia. Ce-dernier, qui ne fut pas loin de devancer son père dans la course à la débauche, est surtout connu pour sa prétendue relation incestueuse avec sa sœur Lucrèce, mariée trois fois pour servir ses dessins politiques et ceux d’Alexandre VI et dont il fit assassiner le deuxième mari, et pour avoir inspiré à Machiavel la figure du souverain décrite dans Le Prince. Néanmoins, César Borgia était également célèbre en son temps pour sa  « botte secrète », une bague qu’il portait  au doigt contenant une petite aiguille capable d’inoculer discrètement du poison à la malheureuse victime de son choix. Comme le rapporte Alexandre Dumas dans Le comte de Monte-Cristo, la morsure était mortelle au bout de vingt-quatre heures, causée par un poison inventé par César Borgia lui-même, la cantarelle, un mélange d’arsenic et de phosphore.

Portrait supposé de César Borgia par Altobello Melone (1491–1543), entre 1500 et 1524, huile sur panneau, Accademia Carrara.
Portrait supposé de César Borgia par Altobello Melone (1491–1543), entre 1500 et 1524, huile sur panneau, Accademia Carrara.

La légende attribue au chef de famille Borgia une mort digne de sa propre existence. On raconte qu’en 1503, lors d’un banquet, Alexandre VI et son fils burent sans faire exprès la coupe de vin empoisonné qu’ils destinaient à un cardinal, une erreur à laquelle César Borgia survécut mais à laquelle Alexandre VI succomba quelques jours plus tard. Même si les causes exactes de sa mort n’ont pas pu être élucidées, la médecine légale étant très restreinte à cette époque, et que certains pensent qu’il mourut plutôt de la malaria qui sévissait à Rome à ce moment-là, le mystère reste entier concernant la mort d’Alexandre VI, d’autant plus que le corps du malheureux enfla tant après son décès qu’il fut impossible de le faire rentrer dans le cercueil, un phénomène qui pourrait avoir été causé par la prise d’un poison. Toujours est-il qu’après sa mort, celui-ci eut droit à une épitaphe personnalisée de la part de Machiavel : « L’esprit du glorieux Alexandre fut alors porté parmi le chœur des âmes bienheureuses. Il avait auprès de lui, empressées, ses trois fidèles suivantes, ses préférées : la Cruauté, la Simonie, la Luxure ».

John Collier (1850–1934), Un verre de vin avec César Borgia, 1893, huile sur toile, Ipswich Museum and Art Gallery.
John Collier (1850–1934), Un verre de vin avec César Borgia, 1893, huile sur toile, Ipswich Museum and Art Gallery.

Si leur corruption et leurs méthodes d’empoisonnement sont bien réelles,  il n’en reste pas moins que les Borgia, notamment le personnage de Lucrèce, à laquelle Victor Hugo a consacré l’une de ses plus célèbres pièces propageant le mythe non avéré de sa relation incestueuse et que ses contemporains décrivaient à l’inverse comme une femme douce et vertueuse, ont fait les frais d’une légende noire popularisée à leur sujet par les générations qui suivirent, et que les actes dont ils se sont rendus coupables étaient loin d’être des faits isolés dans l’Italie du XVème siècle. Il suffit d’ailleurs pour cela de regarder du côté d’Alexandre de Médicis et de son assassinat par son cousin- avec lequel il aurait entretenu une relation- Lorenzo, immortalisé par Musset dans sa pièce Lorenzaccio. Enfin, on doit tout de même aux Borgia une importante contribution au développement des arts de la Renaissance, et aussi bien Alexandre que César et Lucrèce furent en leur temps de grands mécènes.

Frank Cadogan Cowper (1877–1958 ), Lucrèce Borgia règne au Vatican en l'absence du pape Alexandre VI, 1908-14, huile sur toile, Tate Museum.
Frank Cadogan Cowper (1877–1958 ), Lucrèce Borgia règne au Vatican en l’absence du pape Alexandre VI, 1908-14, huile sur toile, Tate Museum.

Partager l'article:
0

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *