Quand un nécromancien faisait la loi à la cour d’Angleterre

S’il a existé de nombreux personnages de l’Histoire réputés pour leur utilisation des sciences occultes ou leur grande sagesse faisant d’eux d’indispensables conseillers à la cour de grands rois, l’un d’entre eux en particulier a marqué ses contemporains et inspiré malgré lui l’image qu’on se fait dans la fiction d’un magicien de cour : John Dee, conseiller et astrologue personnel d’Elizabeth, la célèbre reine vierge d’Angleterre.

Né à Londres en 1527 et ayant étudié à Cambridge puis sur le continent à Paris, John Dee se fait d’abord connaître pour ses qualités de physicien et mathématicien qui lui valent de se voir proposer une chaire à la Sorbonne et à l’université d’Oxford, propositions qu’il décline dans l’espoir d’obtenir une charge officielle auprès de la couronne britannique. Ambitieux, John Dee  sait qu’il correspond en tout point à la définition du savant telle qu’elle existait à la Renaissance et qui attire les grands du monde: c’est un polymathe qui entretient des relations avec tous les brillants intellectuels européens et possède l’une des plus grandes bibliothèques et collection d’objets scientifiques de son temps, réunissant plus de 4000 ouvrages et manuscrits.

Artiste anglais anonyme, John Dee, vers 1594. Wellcome Library.
Artiste anglais anonyme, John Dee (1527-1608), vers 1594. Wellcome Library.

Il parvient à obtenir un poste officiel sous la reine Mary Tudor, qu’il conserve à l’accession au trône d’Elizabeth I en 1558 : celui d’astrologue personnel de la reine, car si de nos jours magie et ésotérisme sont distincts de la science, à la Renaissance ces deux notions sont encore très proches et John Dee, en plus d’être un érudit en astronomie et mathématiques, est aussi un astrologue de renom, dont le champ de compétence s’étend bien au-delà des simples sciences dures. Pouvoir prédire l’avenir grâce à l’étude des astres et de l’astrologie est une chose à laquelle les souverains européens croient encore ardemment au XVIeme siècle, mais la connaissance des phénomènes célestes de John Dee tombe aussi à pic dans une époque où la navigation maritime est en plein essor, et font de lui un conseiller de choix en géographie mondiale.

Henry Gillard Glindoni (1852–1913), John Dee effectuant une expérience devant la reine Élisabeth Ire, huile sur toile,Wellcome Library.
Henry Gillard Glindoni (1852–1913), John Dee effectuant une expérience devant la reine Élisabeth Ire, huile sur toile,Wellcome Library.

John Dee se rend très vite indispensable pour la jeune Elizabeth, qui accède au trône à l’âge de 25 ans et dont il détermine entre autre la date idéale de couronnement grâce aux astres. Au fur et à mesure du règne de celle-ci, John Dee  prend une importance de plus en plus grande à la cour : croyant fermement en ses pouvoirs de voyance et admirant ses connaissances et ses grandes capacités intellectuelles, la reine confie bientôt à celui qu’elle appelle « mon philosophe » un véritable rôle de conseiller politique de premier plan.  Si l’on attribue souvent au règne d’Elizabeth I la naissance de l’Empire britannique, cette notion ne vient en fait de nul autre que de John Dee lui-même, qui l’inventa dans un manuscrit publié en 1577 relatif à l’art de la navigation. Dee était en effet persuadé que l’expansion du royaume britannique était l’une des solutions contre les problèmes économiques, sociaux et politiques auxquels devait faire face la nation anglaise à cette époque, comme il l’avait préconisé dans un rapport sur l’état du pays qui lui fut commandé par les deux plus fidèles courtisans de la reine, Robert Dudley et Christopher Hatton en 1570. Et plus important encore, il affirma que la suprématie maritime était l’unique voie qui permettrait au Royaume-Uni d’étendre son empire, recommandant pour cela à la reine d’augmenter les effectifs de la Navy et d’apporter son soutien aux expéditions sur les océans qui se multiplièrent à cette époque.

Willem van de Velde le Jeune ( 1633–1707), Un bateau anglais en action avec un vaisseau de Barbarie, 1678, huile sur toile, National Maritime Museum, Greenwich, London, Caird Collection.
Willem van de Velde le Jeune ( 1633–1707), Un bateau anglais en action avec un vaisseau de Barbarie, 1678, huile sur toile, National Maritime Museum, Greenwich, London, Caird Collection.

Il contribua également de façon beaucoup plus concrète à la construction de l’Empire britannique avec ses connaissances en navigation maritime et fut le premier à utiliser la géométrie euclidienne pour s’orienter sur les mers, recevant les visites de nombreux explorateurs tels que Humphrey Gilbert, Martin Frobisher ou encore Walter Ralegh, auxquels il prodigua ses conseils et fit don de cartes maritimes et d’instruments de navigation. Ainsi, par ses recommandations auprès de la reine mais aussi par sa propre contribution scientifique à l’exploration maritime, Dee est l’un des principaux instigateurs de la politique d’expansion du Royaume-Uni mise en place à cette époque, qui permit à l’Angleterre de devenir l’une des plus grandes puissances maritimes au monde, devançant l’Espagne dans la maîtrise des océans et l’exploration du Nouveau monde.

Tito Lessi (1858-1917), Galilée et Viviani, 1892, huile sur toile, Musée Galilée.
Tito Lessi (1858-1917), Galilée et Viviani, 1892, huile sur toile, Musée Galilée.

Mais les recherches de John Dee portèrent aussi sur des domaines plus obscurs et occultes que l’astronomie et les mathématiques : il consacra une bonne partie de sa vie à la recherche des secrets de la nature, et pour cela il explora toutes les pistes à sa portée. Si on est tout de même loin d’un mage noir invoquant les démons, puisque John Dee était un chrétien dévot qui faisait toutes ses études dans le respect des Ecritures, il n’hésita pas à s’intéresser aux expériences surnaturelles et notamment à la nécromancie. Le nécromancien (dont le nom vient du grec « necros » qui signifie cadavre), contrairement à ce que la fiction moderne a popularisé à travers les textes de Lovecraft ou des jeux vidéos comme Warcraft, n’est pas un magicien qui ramène les morts à la vie : c’est un devin qui interroge les morts là où un cartomancien fait de la divination en tirant des cartes.

John Dee s’adonna régulièrement à cette pratique, invoquant des anges ou des spectres à des fins divinatoires pour découvrir les arcanes du monde, notamment en compagnie d’un certain Edward Kelley, alias Talbot, mort en 1597. Dans sa recherche des savoirs occultes, il délaissa son poste à la cour pour mener une vie de nomade en compagnie de son compagnon Talbot vers les années 1580. Durant ces années, John Dee fut particulièrement prolifique puisqu’il nota dans ses carnets toutes ses rencontres surnaturelles et ses expériences, et, se servant de sa femme pour entrer en contact avec les anges, alla même jusqu’à noter les dates des menstruations de celle-ci ou de ses relations sexuelles avec elle. Il consigna ses mémoires de nécromancien dans un ouvrage publié à titre posthume sous le titre Véritable et fidèle relation de ce qui se passa pendant des années entre le docteur Dee et quelques esprits, où il raconte notamment comment, lors d’une séance organisée dans un cimetière isolé d’Angleterre, une morte s’éveilla aux invocations des deux magiciens et sortit de son caveau vêtue d’un linceul pour répondre à leurs questions.

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John Dee et Edward Kelley utilisant le cercle magique pour invoquer un esprit. Illustration : The Astrologer Of The 19th Century (1825).

Un contentieux entre les deux occultistes, peut-être lié à la demande d’Edward Kelley de partager charnellement leurs femmes car un ange le lui aurait demandé durant une vision, mit fin à leur collaboration et John Dee retourna à la cour de la reine, tandis que Talbot devint l’alchimiste de l’empereur Rudolf II. Malheureusement, les sciences occultes ne suscitent plus le même intérêt qu’auparavant en cette fin de XVIème siècle, et il ne doit sa survie qu’à la bienveillance de la reine, mais à la mort de celle-ci en 1603,  ses méthodes de vieux mages tomberont en disgrâce, ne trouvant pas de soutien auprès de Jacques Ier, successeur d’Elizabeth. Il mourut quelques années plus tard, autour de l’année 1608, dans l’oubli total, ayant en prime survécu à presque tous ses enfants et à sa femme.

Quant à la croyance qui attribue à certains rites occultes la faculté de nous faire entrer en contact avec les morts, aussi ancienne que  l’humanité elle-même, elle n’a jamais disparue : la nécromancie se transformera au XIXème siècle pour donner naissance au spiritisme, l’art de communiquer avec les esprits des défunts par différentes méthodes, dont de nombreux intellectuels tels que Victor Hugo furent des adeptes, et qui continue à être pratiqué dans des cercles d’initiés aujourd’hui.

Séance de spiritisme dans les années 1920, par Granger Art.
Séance de spiritisme dans les années 1920, image par Granger Art.

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