Ces héros descendus aux Enfers : la catabase [#2]

Après avoir vu dans la première partie de notre article des exemples de héros grecs descendus aux Enfers, attaquons-nous aujourd’hui à des épopées un peu plus tardives – peut-être moins connues – mais qui n’en restent pas moins des classiques. Que ce soit chez les Romains avec l’Enéide, dans le monde chrétien avec la Divine Comédie, ou plus étonnant encore dans la légende arthurienne, découvrons ces héros descendus dans le monde souterrain et les histoires épiques qui leur sont associées…

Enée

Sans doute un peu moins connue que ses homologues grecques, l’Enéide est une épopée classique latine rédigée par Virgile entre 29 et 19 avant J.-C. racontant l’histoire du héros éponyme, depuis sa fuite de Troie après la guerre jusqu’à son arrivée dans le Latium et la fondation de ce qui deviendra plus tard l’empire romain. En inscrivant son poème dans la continuité de l’Iliade et l‘Odyssée dont il s’inspire énormément, Virgile reprends les mêmes codes et motifs classiques du monde grecque, parmi lesquels la catabase.

Le périple d’Enée commence au moment du sac de Troie, après l’entrée du cheval de la ville lorsque le héros Hector, mort auparavant sous la main d’Achille, lui apparait en songe et lui annonce la fin proche de la cité troyenne, lui intimant de fuir avec ses compagnons. Bien que tentant de défendre les siens par tous les moyens face aux Achéens, il se retrouve finalement contraint de fuir et prend la mer de la même manière qu’Ulysse dans l’Iliade. Arrivé sur l’île de Délos, il rencontre un oracle d’Apollon qui lui révèle qu’il devra fonder la cité qui succédera à la grandeur de Troie, sur la terre même d’origine des Troyens… qui ne serait autre que Rome, située dans le Latium, région d’Italie centrale. Après bien des périples en mer, et notamment une histoire d’amour tragique avec la princesse de Carthage, Didon, le père d’Énée lui apparaît en songe et lui demande de venir le voir en Enfer pour s’entretenir avec lui au sujet de sa quête.

Jan Brueghel l'Ancien dit « de Velours », Énée et la Sibylle aux enfers, 1598, huile sur cuivre, collection privée.
Jan Brueghel l’Ancien dit « de Velours » (1568-1625), Énée et la Sibylle aux enfers, 1598, huile sur cuivre, collection privée.

Résumé comme ça, on pourrait croire qu’il lui demande de se rendre en Enfer comme s’il s’agissait de venir le voir de l’autre côté de la rue, mais en réalité cette catabase va être pour Énée un véritable voyage initiatique, qui affirmera de nouveau sa motivation à fonder une nouvelle Troie. Si pour le protagoniste de l’oeuvre, ce voyage dans le monde des morts est l’occasion de s’entretenir avec les héros disparus de la guerre de Troie, pour Virgile, l’auteur, c’est une occasion à la fois de faire des descriptions poétiques et détaillées des différentes régions des Enfers, comme par exemple les Champs Elysées où règne un éternel printemps, mais aussi de servir des fins un peu plus politiques. Rédigée à l’époque de l’empereur Auguste, ce dernier aurait demandé que l’Enéide soit une oeuvre exaltant les valeurs romaines, les mos majorum, et prolongeant en même temps les récits grecs anciens pour montrer la supériorité de la civilisation romaine sur la civilisation grecque. Cette volonté prosélyte, qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de propagande, prend tous son sens lorsqu’Enée descend aux Enfers et que son père lui montre l’avenir de la nation qu’il va fonder : en plus d’y apercevoir les figures emblématiques du monde latin, tels que Romulus ou Brutus, Virgile parle aussi de Pompée, Jules César et même d’Auguste lui-même, en des termes forcément très enjolivés. L’Enéide est ainsi l’exemple le plus frappant de ce qu’on appelle une épopée nationale, cherchant à exprimer l’esprit et l’unité d’une nation à des fins unificatrices, un procédé qui sera repris de nombreuses fois à travers l’Histoire, de manière plus ou moins réussie…

Catabase, Kalevala et légende arthuriennes

Il est difficile de parler de catabase lorsqu’il s’agit de légendes concernant l’Europe barbare : les mythes et légendes celtes, galloises ou nordiques étant de tradition orales, elles n’ont été mises à l’écrit que très tardivement, souvent par des auteurs chrétiens qui en changeaient volontairement l’aspect pour les critiquer ou parfois simplement les compléter, les sources étant nombreuses, variées et souvent incomplètes. On retiendra surtout le Kalevala – l’épopée finlandaise compilée au XIXeme siècle – et l’épisode où la mère de Lemminkäinen se rend dans le monde souterrain de Tuenola pour sauver son fils de la mort, implorant les dieux et cherchant elle-même toutes les pièces de son corps pour le ramener à la vie. Davantage que par la simple démonstration d’amour d’une mère pour son fils, l’histoire du Kalevala est marquante puisqu’elle représente un mythe où une femme incarne le héros, accomplissant des prouesses et un voyage aux Enfers pour sauver celui qu’elle aime, là où la plupart des épopées classiques se cantonnent à montrer des hommes uniquement dans ce genre de rôle.

Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), La mère de Lemminkäinen,1897, huile sur toile, Ateneum.
Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), La mère de Lemminkäinen,1897, huile sur toile, Ateneum.

Les légendes celtiques galloises sont aussi très fournies en mythes et histoires liées au royaume des morts, appelé généralement Annwn. Les Mabinogion – une oeuvre majeure de la littérature galloise – contient un épisode consacré au voyage de Pwyll dans ce royaume souterrain pour y régner pendant un an, échangeant sa place avec le roi des morts. Mais le légendaire celtique a surtout rapporté le voyage dans l’Annwn d’un héros très connu encore aujourd’hui : le roi Arthur. Cet épisode nous vient du Preiddeu Annwfn, un poème cryptique racontant l’expédition du mythique roi de Bretagne pour récupérer les trésors du royaume des morts, et notamment le chaudron magique de Bran, objet très récurrent des mythes gallois. Là où ce poème est intéressant, c’est qu’il décrit une catabase ressemblant étrangement à la quête du Graal, certains auteurs tels que Jessie Weston voyant dans ce poème la source d’inspiration des auteurs médiévaux pour cette même quête, notamment celle de Chrétien de Troyes pour rédiger l’inachevé roman de Perceval, où les histoires entourant l’objet divin terminent de la même manière tragique que celles tournant autour du chaudron magique. Cette hypothèse ne fait bien sûr pas consensus, le légendaire celtique étant un méli-mélo colossal, presque autant que la matière de Bretagne elle-même…

Dante

Dans la Divine comédie, Dante présente une version christianisée du mythe de la descente aux Enfers, tout en conservant de nombreux éléments propres aux mythes grecs antiques. Le voyage aux Enfers de Dante n’obéit pas à une quête ou à la recherche d’un être cher, mais il est la seule manière pour le poète de sortir de l’état de l’égarement dans lequel se trouve son âme, incapable de retrouver le chemin de la vertu, comme le lui révèle le poète Virgile, lui-même mandaté par Béatrice, la femme aimée de Dante qui incarne la foi et le salut spirituel. Guidé par Virgile, Dante effectuera un long voyage dans les Enfers, avant d’atteindre le Purgatoire où se trouvent les âmes des pécheurs qui se sont repentis, devant subir une épreuve à la mesure de leur péché en gravissant une montagne au sommet de laquelle se trouve le Paradis. Parmi les habitants du Purgatoire, l’une des plus marquantes est Pia de Tolemei, qui fut enfermée dans une tour et défenestrée par son mari, probablement afin que celui-ci puisse se remarier. Enfin, arrivé aux portes du Paradis, Virgile passera le relai à Béatrice, qui guidera Dante à travers les différentes sphères de celui-ci, avant de le quitter à son tour devant la dernière sphère, où il est guidé par Bernard de Clairvaux, et dans une dernière prière, peut rejoindre le royaume des cieux.  Si le cheminement spirituel du héros et la progression de sa foi à travers les différents séjours des morts sont évidemment d’un intérêt considérable, la traversée des Enfers constitue sans conteste le passage le plus riche et le plus détaillé de la Divine comédie.

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Gustave Doré (1832-1883), Dante et Virgile dans le neuvième cercle des Enfers, 1861, huile sur toile, monastère royal de Bourg-en-Bresse.

S’il est toujours bordé par le fleuve de l’Achéron et est traversé par les eaux stagnantes du Styx, l’Enfer n’est plus décrit comme le royaume d’Hadès, mais comme celui de Lucifer, autre nom du diable, et se présente comme un ensemble de neufs cercles concentriques de plus en plus grands et de plus en plus proches de celui-ci, dans lesquels sont répartis les âmes des morts non repentis en fonction de la gravité des péchés qu’ils ont commis. Sans faire une liste exhaustive de tous les cercles et des différentes régions qu’ils abritent, chacune réservant à ses hôtes un châtiment terrible à la hauteur de leur faute, notons simplement que dans le premier cercle se trouvent les limbes, réservés aux vertueux morts sans avoir été baptisés et aux individus ayant accompli de grandes choses pour l’humanité, mais qui n’ont pas connu la religion du Christ, tel que Virgile lui-même, dont la seule faute est d’être mort 19 ans trop tôt, et qui sont condamnés à désirer voir Dieu sans pouvoir jamais l’apercevoir. Un autre cercle emblématique est le second cercle, qui accueille ceux s’étant rendus coupable du moins grave des péchés, la luxure, et c’est ici que Dante rencontre le célèbre couple littéraire formé par Francesca da Rimini et son beau-frère Paolo Malatesta, dont l’unique baiser leur fut fatal puisqu’ils furent immédiatement poignardés par le mari de celle-ci qui les avait aperçus, et qui sont condamnés, pour s’être laissés emporter par leur passion, à être réduits à l’état d’ombres portés par le vent. Les trois cercles suivants sont consacrés aux autres péchés mineurs, la gourmandise, l’avarice et la prodigalité, et la colère, et les quatre derniers cercles, qui regorgent de récits tragiques et macabres, sont réservés aux pires pécheurs, les hérétiques, classés par ordre de gravité, le neuvième et dernier cercle, l’un des plus connus, étant réservé aux traîtres: traîtres à leurs parents, à leur cité,  à leurs hôtes, et enfin, à leur bienfaiteur. C’est dans ce neuvième cercle que se trouve notamment, parmi les traîtres à leur patrie, le célèbre tyran de Pise Ugolin, auquel nous avons consacré un article. Enfin, tout au bout du cercle, juste à côté de Lucifer, se trouvent les « pires » des traîtres, ayant trahi leur bienfaiteur, au nombre de trois : Judas, ainsi que Cassius et Brutus, les assassins de César, condamnés à subir éternellement un supplice d’une horreur sans nulle autre pareille.

William-Adolphe Bouguereau (1825–1905), Dante et Virgile aux Enfers, 1850, huile sur toile, musée d'Orsay.
William-Adolphe Bouguereau (1825–1905), Dante et Virgile aux Enfers, 1850, huile sur toile, musée d’Orsay.

Catabase et christianisme

La catabase présente dans la Divine Comédie se distingue donc de ce que l’on pourrait trouver dans une épopée plus classique à travers sa vision clairement métaphorique et philosophique du voyage aux Enfers, ce-dernier constituant un voyage initiatique à la fois pour le lecteur mais surtout pour l’auteur, car Dante Alighieri met en scène son propre personnage et des éléments de sa vie. La dimension évolutive de l’oeuvre, où la traversée de l’Enfer est suivie de celle du Purgatoire et du Paradis et de la renaissance finale, illustre parfaitement ce que certains ont qualifié d’anabase, l’antonyme de catabase signifiant l’élévation d’un personnage et l’atteinte de la paix intérieure après une traversée des Enfers.

La Divine Comédie n’est d’ailleurs pas le seul texte d’inspiration chrétienne évoquant une catabase suivie d’une anabase, puisque le Nouveau Testament lui-même évoque le voyage du Christ dans le royaume des morts après sa crucifixion, et son retour parmi les vivants au moment de la Résurrection. Ce sujet a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses interprétations et controverses, les auteurs et théologiens n’arrivant pas à s’accorder sur ce passage de la vie (ou plutôt la mort) de Jésus-Christ, mais l’idée a inspiré de nombreux artistes à travers l’Histoire, et peut-être même Dante et la Divine Comédie. La comparaison est d’autant plus facile que plusieurs références dans la Bible sont faites à un « séjour des morts », traduit dans certaines versions littéralement par le mot Hadès, traduction approximative grecque du terme hébreu Sheol désignant l’Enfer.

Fra Angelico (1395-1455), Le Christ dans les limbes, 1441-1442, fresque, musée national San Marco.
Fra Angelico (1395-1455), Le Christ dans les limbes, 1441-1442, fresque, musée national San Marco.

Quoiqu’il en soit, à travers l’évocation du voyage aux Enfers présente dans toutes ces œuvres, il est évident que le motif de la catabase est quelque chose de récurrent dans la mythologie du monde entier, et bien que ces exemples concernent essentiellement l’Europe, des épisodes de descente dans le royaume des morts sont présents dans les légendes des quatre coins du monde : le voyage d’Izanagi et Izanami dans le Yomi japonais, l’histoire des jumeaux mayas Hunahpu et Xbalanque, Osiris dans la mythologie égyptienne antique… On retrouve même la catabase dans l’épopée mésopotamienne de Gilgamesh, la première à introduire le schéma narratif initiatique que l’on retrouve dans les grandes épopée, appelé « voyage du héros » par Joseph Campbell dans sa théorie du monomythe. La dimension métaphorique de la catabase demeure en tout cas encore aujourd’hui une étape essentielle des récits héroïques, puisque la traversée des épreuves qui attendent le protagoniste en Enfer permettent avant tout sa renaissance intérieure et son évolution en quelqu’un de meilleur. Après tout, comme il est souvent dit: « Le chemin du paradis commence en Enfer ».

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