Quand les Européens redécouvrirent le Japon : le japonisme

Lorsqu’après deux siècles d’isolationnisme, le Japon s’ouvre au monde occidental en 1854, la culture enfin redécouverte de ce pays lointain et mystérieux suscite un tel engouement parmi les populations européennes qu’elle exerce bientôt une influence considérable dans la monde des arts, et plus particulièrement en France: c’est la naissance du japonisme. Si cette influence, qui s’exerce durant toute la seconde moitié du XIXème siècle, peut sembler superficielle et s’apparenter à un simple phénomène de mode, le japonisme constitue en réalité l’une des principales sources d’inspiration de ce qui est aujourd’hui l’art moderne…

Entre 1641 et 1853, le Japon, placé sous l’autorité du shogunat des Tokugawa met en œuvre une politique isolationniste stricte appelée sakoku, qui coupe le pays de toute relation avec l’extérieur dans le but de préserver celui-ci des volontés expansionnistes occidentales et de mettre un terme au prosélytisme chrétien des missionnaires espagnols et portugais, considéré comme une menace pour la société. Hormis la Chine et quelques provinces voisines, un seul pays européen est autorisé à poursuivre le commerce avec l’archipel nippon : les Pays-Bas, dont la présence via la Compagnie des Indes orientales était admise sur l’île artificielle de Dejima, dans la baie de Nagasaki, où se faisaient les échanges de marchandises, permettant ainsi aux Japonais de se maintenir au courant des avancées techniques et culturelles occidentales. Le Japon ne constituant que l’une des nombreuses étapes de leurs trajets en Asie, les Hollandais rapportaient en Europe des objets nippons en même temps que des objets chinois, si bien que personne sur le Vieux Continent n’était à même d’identifier la provenance précise des importations asiatiques et d’y déceler une quelconque forme d’artisanat spécifiquement japonais. Ainsi, la culture japonaise demeura durant plus de deux siècles largement méconnue en Europe, et son influence se fit sentir seulement de manière vague dans le domaine des arts décoratifs à travers l’engouement des Européens les plus aisés pour les « chinoiseries », ces bibelots que l’on pensait d’origine chinoise mais parmi lesquels se cachaient certainement également des artefacts nippons rapportés par les mêmes navires Hollandais.

James Tissot (1836-1902), Le vase japonais, vers 1870, huile sur toile, collection privée.
James Tissot (1836-1902), Le vase japonais, vers 1870, huile sur toile, collection privée.

Mais la première moitié du XIXème siècle voit les choses de transformer. Avec la révolution industrielle, les pays occidentaux connaissent une ère de développement économique et industriel considérable qui fait peu à peu naître l’ambition de contrôler les territoires asiatiques, considérés comme des réservoirs de matière première et des nouveaux marchés où exporter les denrées européennes. Ainsi, peu de temps après la victoire des Britanniques sur la Chine dans la première guerre de l’opium, en 1842, qui permet aux Anglais de vendre leur opium en Chine et d’obtenir la ville d’Hong-Kong, les États-Unis, décident de se lancer quant à eux à l’assaut du marché japonais, dont ils sont séparés par l’océan Pacifique. En 1853, le Président américain Millard Fillmore envoie le commodore Matthew Perry en expédition au Japon afin d’imposer par la force au shogunat – ce que les Japonais nommeront « la politique de la canonnière »-  la négociation d’un traité commercial. Un traité de paix et de libre-échange entre le Japon et les États-Unis est signé un an plus tard, marquant la première étape de l’ouverture progressive de l’archipel nippon au monde occidental. D’autres traités commerciaux avec les différents pays occidentaux, comme avec la France en 1858, seront ratifiés dans les années qui suivirent. Cette ouverture des frontières précipitera la chute du shogunat et marquera la fin de l’époque d’Edo (du nom de la ville, aujourd’hui mieux  connue sous le nom de Tokyo, où les Shoguns avaient élu leur capitale), et le début d’une nouvelle ère qui s’ouvre en 1868 et entend rattraper le retard industriel du Japon en encourageant les échanges avec les puissances occidentales, l’ère Meiji.

Robert Frederick Blum (1857-1903), Le marchand de soieries, Japon, 1892, huile sur toile, musée d'art de Cincinatti.
Robert Frederick Blum (1857-1903), Le marchand de soieries, Japon, 1892, huile sur toile, musée d’art de Cincinatti.

Tandis qu’au Japon, la confrontation avec les négociants occidentaux met à jour la nécessité de moderniser le pays et marque la volonté politique de mettre fin à un système traditionnel féodal considéré comme archaïque (ainsi, le port du katana, auparavant réservé aux samouraïs, est interdit sous l’ère Meiji), les Européens découvrent alors pour la première fois ce pays entouré de mystère et d’exotisme qui n’hésite pas à faire la promotion de son artisanat en fabriquant des objets spécifiquement destinés à l’exportation en Occident. Pour la première fois lors de l’exposition universelle de Londres en 1862, des collections particulières d’art japonais sont présentées au public, et les premiers magasins d’importation japonaise commencent à ouvrir leurs portes en France aux débuts des années 1860, comme la célèbre Jonque chinoise de Mme Desoye à Paris, contribuant, à l’instar des maisons de thé, à faire connaître cet art étranger à travers ses estampes, ses kimonos et ses objets décoratifs, à un cercle d’initiés parmi lesquels se trouvent des écrivains comme les frères Goncourt (qui en parlent dans leur Journal dès 1861), Charles Baudelaire, ou Émile Zola, mais aussi des peintres comme Félix Braquemond, Claude Monet ou encore James Abbott Mcneil Whistler. Enfin, parmi ces précurseurs du japonisme se trouvent aussi deux collectionneurs amenés à jouer un rôle crucial :  le critique d’art Philippe Burty, qui sera le premier à forger le terme de japonisme en 1872, et le collectionneur Siegfried Bing, qui joua un rôle d’intermédiaire privilégié entre les artistes japonais et les « japonisants ».

Félix Élie Régamey (1844 - 1907), Rencontre entre Emile Guimet et un moine bouddhiste au Japon, musée Guimet.
Félix Élie Régamey (1844 – 1907), Rencontre entre Emile Guimet et un moine bouddhiste au Japon, musée Guimet.

Mais ce n’est qu’à partir de 1867, année où le Japon participe pour la première fois à l’Exposition universelle se tenant à Paris cette année-là, que le grand public découvre véritablement non seulement l’artisanat mais aussi la culture du pays du Soleil-Levant. Le Japon s’expose alors au pavillon de l’Industrie où il présente ses estampes, ses céramiques,  ses laques et ses porcelaines, mais aussi tous les objets du quotidien destinés à rendre visible la culture nippone, également mise en scène à travers des reconstitutions d’habitations et de maisons de thé où des Japonais vaquent à leurs occupations quotidiennes sous les yeux d’un public émerveillé. L’essor des grands magasins dans les années 1870 sera le principal vecteur de démocratisation d’un artisanat japonais autrefois réservé aux élites, et dans les années 1880, tous les foyers à la mode se targueront de posséder leurs propres bibelots japonais. Mais l’engouement du public pour cette culture exotique ne se cantonne pas à la simple sphère décorative : il se manifeste également dans la vie quotidienne, tant dans les soirées japonaises organisées dans les cercles mondains, où l’on boit du saké tout en admirant des estampes (comme dans les dîners japonais organisés chez Siegfried Bing), que dans d’autres domaines comme l’horticulture (on peut penser au jardin japonais de Claude Monet à Giverny) et bien sûr la mode féminine, puisque les kimonos de soie deviennent une tenue d’intérieur privilégiée, considérée comme le comble du raffinement et de la sensualité, ainsi que le montre Maupassant dans la scène entre Georges et Madame de Marelle dans son roman Bel-Ami. Tout un essaim d’artistes, parmi lesquels on peut citer le célèbre peintre mondain James Tissot ou encore le peintre belge Alfred Stevens, témoignent de cette influence de la culture japonaise dans leurs œuvres, un japonisme que certains historiens de l’art qualifient de superficiel car ne laissant son emprunte que sur le sujet et non pas sur la technique artistique.

A gauche : Alfred Stevens (1823-1926), La Parisienne japonaise, 1872, huile sur toile, La Boverie. A droite : Joseph Faust, Fleurs de Japon, date inconnue, huile sur toile, collection privée.

 Les productions des autres domaines artistiques de l’époque témoignent également de cette influence encore superficielle qu’exerce l’attrait exotique et subtil de cette culture lointaine : en musique, Saint-Saëns compose en 1872 La Princesse jaune, opéra dont l’intrigue met en scène un homme amoureux d’une geisha peinte sur un panneau, mais dont la musique demeure fidèle aux livrets européens. Il faudra attendre Puccini et son opéra mondialement connu, Madame Butterfly, représenté pour la première fois en 1904, pour que ce japonisme se fasse sentir non seulement dans les sujets mais aussi dans la musique en elle-même. Enfin, cet attrait pour l’exotisme nippon, qui s’incarne à travers l’image fantasmée de la Japonaise, femme docile et à la soumission souriante assimilée à l’image de la geisha, ne peut évidemment manquer d’être confronté à la réalité pour ceux qui entreprennent le voyage au pays du Soleil-Levant: ainsi, si le roman de Pierre Loti inspiré de sa propre expérience au Japon et publié en 1888, Madame Chrysantème, mettant en scène le mariage éphémère entre un officier de la marine et une jeune Japonaise, connait un succès considérable, l’écrivain ne peut manquer de constater qu’il a l’impression d’être passé à côté de l’essence véritable des Japonais.

James Tissot (1836-1902), L'enfant prodigue : en pays étranger, 1880, huile sur toile, musée des beaux-arts de Nantes.
James Tissot (1836-1902), L’enfant prodigue : en pays étranger, 1880, huile sur toile, musée des beaux-arts de Nantes.

C’est dans les années 1880-1890, période où Siegfried Bing publie, entre 1888 et 1891, sa revue  à succès traduite en trois langues et intitulée Le Japon artistique, que le japonisme connaitra son apogée en France, grâce notamment à l’exportation des estampes en grandes quantités. Mais cette période est aussi caractérisée par une mutation profonde de l’art européen, qui assiste depuis plusieurs années à une crise paradigmatique et dont l’influence de l’art japonais permettra de renouveler la production. En effet, à une époque où  le modèle de pensée européenne rationnelle hérité de Descartes et de Kant est remis en cause par des penseurs comme Schopenhauer, Nietzsche ou Bergson, le modèle artistique hérité de l’époque classique, marqué par une rationalité humaniste et des compositions picturales équilibrées, centrées et symétriques, apparaît lui aussi pour beaucoup comme sclérosé et incapable de retranscrire les réalités de son temps. Mettant en évidence une vision radicalement différente du monde, où l’accent est mis sur la fragilité de la nature, l’art japonais incarné dans les estampes offre alors une alternative intéressante, qui séduit et infuse bientôt l’ensemble de l’art européen.

A gauche : Édouard Manet (1832–1883), Portrait d’Émile Zola, 1868, huile sur toile, musée d’Orsay. A droite : William Merritt Chase (1849-1916), The Japanese Print, 1888, huile sur toile, collection privée.

Les caractéristiques techniques de cet art apparaissent au premier abord aux antipodes de l’art européen traditionnel et sont interprétées comme les manifestations d’une culture aussi étrange qu’elle est étrangère :  égale considération entre art et artisanat, des compositions décentrées, souvent en diagonale, déséquilibrées et dissymétriques, où de simples objets peuvent être représentés comme à travers la lentille d’un microscope et dont les cadrages, marqués par leur « art du vide », témoignent de ce que les critiques français de l’époque considèrent comme une incapacité de distanciation des Japonais avec le monde, semblable à celle des jeunes enfants, et que l’on attribue à la forme particulière de l’œil asiatique et au climat typique qui règne là-bas (climat que Vincent Van Gogh cherchera à retrouver à Arles puisque l’on disait que l’on retrouvait ce climat en Italie).

Estampe d'Utagawa Hiroshige (1797-1858), Dans le sanctuaire de Kameido Tenjin, 1856, Metropolitan Museum of Art.
Estampe d’Utagawa Hiroshige (1797-1858), Dans le sanctuaire de Kameido Tenjin, 1856, Metropolitan Museum of Art.

Pourtant, elles vont profondément influencer les codes de représentation artistiques européennes de la fin du XIXème et du début du XXème siècle.  L’introduction de ces différents éléments  issus de l’art japonais dans les compositions picturales européennes commença par les impressionnistes, leurs aplats de couleur et leurs cadrages atypiques, les « séries » de Monet (qui rassembla une remarquable collection d’estampes dans sa maison de Giverny) et la remise en cause de la perspective par des artistes comme Mary Cassat, puis influença tous les autres mouvements qui suivirent comme le symbolisme, le post-impressionnisme d’artistes comme Paul Gauguin ou Van Gogh – qui n’hésita pas d’ailleurs à réaliser des calques d’estampes -, et bien sûr l’Art Nouveau avec son attention portée aux motifs végétaux et animaux, ses arabesques et sa collusion de l’art avec les arts décoratifs. En définitive, l’histoire de l’art européen moderne qui commença avec la rupture amorcée par les impressionnistes n’aurait certainement pas été la même sans le japonisme et cet art moderne porte intrinsèquement en lui l’influence profonde des codes de représentation japonais, ainsi que le résume Siegfried Bing dans le Japon artistique en 1888 « Cet art s’est à la longue mêlé au nôtre. C’est comme une goutte de sang qui s’est mêlée à notre sang, et qu’aucune force au monde ne pourra éliminer« .

Claude Monet (1840-1926), Le bassin aux nymphéas, harmonie verte, 1899, huile sur toile, musée d'Orsay.
Claude Monet (1840-1926), Le bassin aux nymphéas, harmonie verte, 1899, huile sur toile, musée d’Orsay.

Si le retour du Japon à l’isolationnisme au début de l’ère Showa en 1926 a mis fin à l’engouement pour cette culture japonaise traditionnelle, néanmoins, plusieurs décennies plus tard, une seconde vague de japonisme est apparue, liée au miracle économique japonais des années 90 et qui promeut désormais une culture nippone moderne, à la technologie de pointe et s’exposant tant par les mangas que par la cuisine et les jeux vidéos. Finalement,  les propos de Bing apparaissent, à la lueur de cette évolution historique, encore plus criants de vérité : encore aujourd’hui, notre culture européenne porte la marque profonde de l’influence de la culture nippone, dont elle a su adopter et se réapproprier les nouveaux codes issus de l’Histoire du Japon au XXème siècle, tout en conservant intact l’attrait si particulier qu’exerce pour nous le pays du Soleil-Levant…

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