Les débuts de la lutte contre l’alcoolisme

Au début du XIXème siècle aux Etats-Unis débute une lutte singulière contre les dangers de l’alcool qui gagne rapidement l’Europe germanique, anglo-saxonne et scandinave dans les décennies qui suivirent. C’est d’ailleurs à cette époque en Suède, où la consommation d’alcool distillé fait des ravages et se pose comme une urgence sociale, que le mot « alcoolisme » est inventé en 1849 par le médecin Magnus Huss… Mais la France, fière de sa réputation alors établie de « pays de la bonne chère », resta pendant plusieurs décennies hermétique au mouvement antialcoolique. Retour sur la naissance de la lutte contre l’alcoolisme au pays du beaujolais.

Il fallut attendre des événements a priori plutôt éloignés de ce sujet, à savoir la débâcle de 1870 face à l’armée prussienne et le risque de flambée révolutionnaire qui éclate avec la Commune de Paris en 1871 pour que la lutte contre l’alcoolisme fasse enfin irruption sur le devant de la scène en France. Dans la quête de facteurs à incriminer pour ces événements considérés comme un traumatisme national, on affirme que la virulence des ouvriers communards est le fruit d’un responsable tout trouvé : l’alcoolisme. Si ce n’était bien évidemment pas toujours le cas, il est en revanche certain qu’à partir de 1850 l’alcoolisme est devenu endémique au sein des populations ouvrières de France, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’invention des procédés de distillation industrielle, ainsi que les maladies qui ravagent à plusieurs reprises les vignobles durant cette période, ont permis d’augmenter considérablement la production d’alcools forts. De plus, la multiplication des réseaux de chemin de fer permet d’acheminer les boissons alcoolisées bien plus facilement à travers tout le pays. Enfin, la concentration des ouvriers dans des zones urbaines où se développe les industries et où les conditions de vie et de travail difficiles – ainsi que la proximité des débits de boisson – poussent une population fragile et démunie à la consommation d’alcool distillé, celle-ci augmentant considérablement au fil des décennies, triplant entre 1830 et 1869.

Edgar Degas (1834-1917), Repasseuses, 1884-1886, huile sur toile, musée d'Orsay.
Edgar Degas (1834-1917), Repasseuses, 1884-1886, huile sur toile, musée d’Orsay.

Mais la prise de conscience des dangers liés à l’alcoolisme en France est aussi étroitement liée à l’essor du mouvement hygiéniste, qui trouve ses origines dans le développement de la médecine scientifique et plus généralement du scientisme, une doctrine qui prône l’amélioration de l’humanité grâce à la science, mêlant préoccupations sanitaires et considérations moralisatrices afin de lutter contre les causes de mortalité et de morbidité encore répandues parmi la population comme la tuberculose, les maladies vénériennes ou l’insalubrité. Si ce mouvement existait déjà depuis depuis plusieurs décennies, avec par exemple les célèbres travaux du médecin Alexandre Parent-Duchâtelet sur la prostitution et sur les égouts parisiens dans les années 1830 (qui, fait amusant, considérait la prostitution comme un égout séminal!),  ce n’est qu’à partir des années 1870 que les hygiénistes vont s’attaquer à la consommation d’alcool distillée, considérée non pas comme une maladie mais comme un vice source de dégénérescence mentale et physique.

 Les plus belles peintures Publié par Héloïse Etienvre J’aime cette Page · 2 mars 2017 · Modifié · Eero Järnefelt (1863–1937),Lefranc le marchand de vin, Boulevard de Clichy, Paris, 1888, huile sur toile, Atheneumin Taidemuseo, Helsinki.
Eero Järnefelt (1863–1937),Lefranc le marchand de vin, Boulevard de Clichy, Paris, 1888, huile sur toile, Atheneumin Taidemuseo, Helsinki.

L’année 1872 est à ce titre une année-charnière puisqu’elle voit la création au sein de l’Académie de médecine d’une Association française contre l’abus des boissons alcooliques, qui deviendra l’année suivante la Société française de Tempérance (SFT). Avec des membres comme Louis Pasteur, le célèbre médecin Claude Bernard ou encore le préfet de la Seine Haussmann, la SFT devient un acteur influent du débat sur la scène publique et permet même la promulgation en 1873 de la première loi sur la répression de l’ivresse publique aussi appelée loi Théophile Roussel. Néanmoins, cette association dont la cotisation s’élève à entre 10 et 20 francs par an demeure très bourgeoise et élitiste, et aucune population ouvrière ou modeste ne trouve place en son sein. D’ailleurs, les mentalités établissent alors une nette distinction entre la consommation de vin, bière ou cidre, répandue parmi les populations rurales et bourgeoises et perçue comme quelque chose de positif et sans danger sur la santé, et la consommation d’alcool distillée (souvent étranger), qui provoque des ravages souvent bien plus spectaculaires. Pour preuve cette citation de Louis Pasteur, antialcoolique reconnu : « Un repas sans vin est comme un jour sans soleil« .

Joan Planella i Rodríguez (1849-1910), La vendimia (Les vendanges), 1881, huile sur toile, musée du Prado.
Joan Planella i Rodríguez (1849-1910), La vendimia (Les vendanges), 1881, huile sur toile, musée du Prado.

Cette préoccupation d’abord limitée à un cercle de scientifiques et intellectuels bourgeois gagnera progressivement l’opinion publique dans les années qui suivirent. En 1876, Emile Zola publie l’Assommoir, qui raconte la déchéance physique et mentale de la blanchisseuse parisienne Gervaise Macquart, entraînée dans l’alcoolisme par son mari, l’ancien ouvrier zingueur Coupeau. Pour certaines scènes, dont celle particulièrement marquante du delirium tremens, une affection neurologique grave et spectaculaire causée par l’abus d’alcool expérimentée par Coupeau à la fin du récit, il s’inspire des études scientifiques menées par le médecin Valentin Magnan. Ce roman connaîtra un grand succès en librairie mais aussi une portée sociale importante, et permettra de faire connaître les dangers de l’alcoolisme au grand public.

Édouard Manet (1832–1883), La Prune, 1877, huile sur toile, National Gallery of Art de Washington.
Édouard Manet (1832–1883), La Prune, 1877, huile sur toile, National Gallery of Art de Washington.

Mais les politiciens de la IIIème République vont bientôt mettre en oeuvre des mesures plus concrètes pour faire connaître à tous les risques associés à l’alcoolisme. En 1895 est mis en place dans les écoles primaires républicaines un enseignement sur les dangers de l’alcoolisme « au point de vue de l’hygiène, de la morale, de l’économie sociale et politique ». Cet enseignement utilisait comme support des affiches destinées à effrayer les enfants telle que celle-ci, évoquée par Marcel Pagnol dans son roman autobiographique La gloire de mon père, et qui montre bien la distinction établie entre les boissons naturelles dites « bonnes » et les alcools industriels. Cette distinction perdurera encore de nombreuses années, comme en atteste le slogan d’une manifestation contre l’absinthe organisée par les différentes ligues antialcooliques en 1907  : « Tous pour le vin, contre l’absinthe« . Cette-dernière sera d’ailleurs interdite en 1915, une interdiction qui perdurera jusqu’en 2011, comme l’évoque notre article sur le sujet.

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Il faudra en revanche attendre encore longtemps pour que l’on comprenne que les dangers liés à la consommation d’alcool concernent aussi le vin. Pendant la Première Guerre Mondiale, ce-dernier sera même réquisitionné pour être envoyé aux soldats sur le front en raison de son rôle de soutien psychologique face aux traumatismes des combats et sera perçu comme un véritable renfort patriotique. Finalement, il faudra attendre les années 1950 pour que l’alcoolisme, considéré comme dépendance à toute  boisson alcoolisée, soit envisagée comme une maladie et non plus comme un vice moral. A partir des années 1970, les campagnes de prévention se sont peu à peu multipliées et l’alcoolisme est devenu un véritable sujet de santé publique, quelle que soit la boisson consommée. Cependant, l’alcool continue hélas encore aujourd’hui à faire de nombreuses victimes dans notre pays : il était responsable de 49 000 décès en 2009.

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2 pensées sur “Les débuts de la lutte contre l’alcoolisme

  • 3 décembre 2018 à 18 h 49 min
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    Au cours de son bref passage au pouvoir (du 18 juin 1954 au 6 février 1955), Pierre Mendès France a tenté de changer les habitudes de consommation précoce d’alcool des enfants en leur faisant boire chaque jour à l’école un verre de lait. C’était aussi un moyen de lutter contre la malnutrition alors existante.

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