La forêt magique des légendes arthuriennes : Brocéliande

Les forêts, en tant que lieux sauvages et impénétrables, forment bien souvent dans l’imaginaire médiéval fantastique un lieu de choix pour les péripéties de preux chevaliers, où l’ancestral côtoie le fantastique, et où les mystères d’une nature insondable et indomptable revêtent un aspect magique. Les récits arthuriens ne dérogent pas à cette règle, puisqu’on y retrouve, comme théâtre des aventures des chevaliers de la Table Ronde, une forêt qui déchaine encore les passions : la mythique forêt de Brocéliande. Tout comme l’île d’Avallon, son existence autant que son emplacement sont des sujets de recherches depuis que la geste arthurienne a pénétré dans les cours des grands rois. Retour aujourd’hui sur son histoire, entre légendes et réalités…

La forêt de Brocéliande est mentionnée pour la première fois entre 1160 et 1170 par l’écrivain normand Wace, dans son Roman de Rou commandé par le roi d’Angleterre et duc de Normandie Henri II, qui raconte l’Histoire de la Normandie depuis l’octroi de son territoire au chef Viking Rollon au Xème siècle jusqu’à la bataille de Tinchebray en 1106, qui permit au roi d’Angleterre Henri Ier Beauclerc de rattacher le duché normand à la couronne anglaise comme c’était le cas du temps de son père, Guillaume le Conquérant. Dans ce récit historique enrichi de nombreuses anecdotes géographiques et culturelles, Wace mentionne une fontaine merveilleuse à l’eau bouillonnante, appelée fontaine de Bérenton et située en forêt de Bréchéliant, en petite Bretagne. Il raconte comment les chasseurs ont coutume de s’y rendre lorsque le temps est trop sec et de verser un peu de l’eau issue de la source sur la margelle de la fontaine afin d’obtenir de la pluie. Plusieurs autres chroniqueurs de l’époque, parmi lesquels on peut citer Guillaume le Breton, chroniqueur pour le roi de France Philippe-Auguste, mentionnent eux aussi à la suite de Wace l’existence d’une forêt à la fontaine miraculeuse située en Bretagne armoricaine.

Wace remettant le Roman de Rou à Henri II. Illustration de Notice sur la vie et les écrits de Robert Wace par Frédéric Pluquet, 1824.
Wace remettant le Roman de Rou à Henri II. Illustration de Notice sur la vie et les écrits de Robert Wace par Frédéric Pluquet, 1824.

Mais ce n’est que quelques années plus tard, en 1176, que cette forêt et sa fontaine magique sont associées à la légende arthurienne, lorsque Chrétien de Troyes publie son roman Yvain ou le chevalier au Lion. Au début de l’histoire, le chevalier de la Table Ronde Calogrenant se rend dans une forêt qu’il appelle « forêt de Brocheliande », où il trouve une fontaine merveilleuse dont l’eau peut provoquer aussi bien des miracles que de terribles tempêtes. Lorsqu’il verse l’eau de la fontaine sur le perron de celle-ci, une tempête se déclenche, et le chevalier noir, gardien des lieux, apparaît, défie Calogrenant en duel et vainc le chevalier de la Table Ronde. Après que Calogrenant ait raconté cette histoire à la cour du roi Arthur, ce dernier décide de partir en expédition voir la fontaine, mais Yvain le devance, affronte le chevalier noir et parvient lui à sortir vainqueur de celui-ci, une histoire qu’on retrouve d’ailleurs – avec beaucoup de liberté artistique – dans la parodie Sacré Graal! des Monty Python en 1975, personnage du chevalier noir et scène de combat inclue.

Yvain et les demoiselles à la fontaine. Illustration de de F.A Fraser pour Le roi Arthur et ses chevaliers de la Table Ronde par Henry Frith. 1912.
Yvain et les demoiselles à la fontaine. Illustration de de F.A Fraser pour Le roi Arthur et ses chevaliers de la Table Ronde par Henry Frith. 1912.

Après Chrétien de Troyes, de nombreux autres récits centrés autour des légendes arthuriennes viendront enrichir le mythe d’une forêt enchantée, théâtre des aventures des chevaliers de la table Ronde. Le plus célèbre d’entre eux est le Lancelot-Graal, également appelé Cycle de la Vulgate, un ensemble de cinq romans en prose composés par des auteurs inconnus au début du XIIIème siècle, et qui racontent d’une part, pour les deux œuvres les plus tardives, l’histoire du Saint-Graal et la vie de Merlin, et d’autre part pour les trois œuvres les plus anciennes, l’histoire de Lancelot, la quête du Saint-Graal par les chevaliers de la table ronde, et la mort d’Arthur. Dans Le Lancelot est racontée l’histoire du Val sans retour, situé lui aussi dans une forêt aux propriétés magiques dont l’auteur n’indique toutefois pas le nom, décrivant simplement un vallon encaissé où coule une rivière et abritant un lac appelé « miroir aux fées » en raison de son eau si transparente que – d’après la légende – les fées pourraient se mirer dedans. Le lieu appartient au domaine de la terrible fée Morgane, demi-sœur d’Arthur, qui y a jeté un enchantement après que son amant Guyamor l’ait quittée sur l’instigation de la reine Guenièvre. Furieuse, la fée décida alors que tous les hommes qui entreraient dans ce vallon et qui ont un jour été infidèles, ne serait-ce qu’en pensée, seraient retenus par un mur d’air invisible,  et seraient condamnés à errer indéfiniment dans le vallon comme des âmes en peine. Au bout de dix-sept ans, l’enchantement sera brisé par le chevalier Lancelot, qui prouva sa parfaite fidélité à la reine Guenièvre et délivra ainsi les 253 chevaliers prisonniers du Val sans retour depuis tout ce temps.

La fée Morgane piégant les hommes infidèles dans le Val sans Retour. Enluminure de Lancelot du Lac, manuscript copié à Poitiers en 1480. Bibliothèque Nationale de France.
La fée Morgane piégeant les hommes infidèles dans le Val sans retour. Enluminure de Lancelot du Lac, manuscrit copié à Poitiers en 1480. Bibliothèque Nationale de France.

Dans une autre oeuvre du cycle de la Vulgate, l’Histoire de Merlin rédigée entre 1230 et 1235, la forêt de Brocéliande est rattachée à un autre personnage central des légendes arthuriennes, le mage Merlin. Déjà évoqué par le tout premier auteur des récits arthuriens Geoffroy de Montmouth, Merlin est présenté comme le fils d’une vierge et d’un démon, qui contribua à la naissance, l’éducation et l’accession au trône du roi Arthur,  l’encouragea à créer la Table Ronde et initia la quête du Graal. Néanmoins, comme le raconte la Vulgate, Merlin possède une faille : son histoire d’amour avec la fée Viviane, qu’il rencontra dans une forêt, près d’une fontaine à l’eau pure et limpide que les exégètes rapprochèrent par la suite de la fontaine de Barenton, et à laquelle il enseigna sa science magique. Enfin, l’Histoire de Merlin rapporte comment la fée, désireuse de garder son amant auprès d’elle pour toujours,  utilisa un jour un secret de magie qu’il lui avait confié et l’enferma dans une prison d’air située en forêt de Brocéliande, où le mage repose depuis pour toujours, ni mort ni vivant, sous une roche. Ainsi, désormais incapable de veiller sur le royaume, Merlin ne pourra pas empêcher la mort d’Arthur, tué par son propre fils incestueux Mordred à la bataille de Camlann. La plupart des récits de la Vulgate furent repris au XVème siècle par l’écrivain britannique Thomas Malory pour rédiger sa compilation des récits arthuriens, Le morte d’Arthur, considéré aujourd’hui comme la source principale sur les légendes arthuriennes.

Albert Clouard (1866-1952), Merlin et Viviane, huile sur toile, collection privée.
Albert Clouard (1866-1952), Merlin et Viviane, huile sur toile, collection privée.

Enfin, par la suite, plusieurs autres œuvres de la littérature médiévale – liées ou non à la légende arthurienne- vinrent alimenter la réputation légendaire de la forêt de Brocéliande. Parmi ces récits, on peut citer Le roman de Ponthus et Sidoine, écrit entre 1390 et 1425, l’un des romans les plus populaires auprès de la noblesse bretonne aux XVème et XVIème siècle et qui relate comment le chevalier Ponthus, héritier du royaume de Galicie (dans l’actuelle Autriche) contraint de fuir face à l’invasion des Sarrasins, s’exile à la cour du roi de Bretagne et tombe amoureux de la fille de celui-ci, la princesse Sidoine. Une partie de l’action se déroule dans la forêt de Brocéliande, dans laquelle Ponthus décide de se retirer auprès de la fontaine aux merveilles après avoir été chassé de la cour de Bretagne, avant de parvenir à reconquérir le cœur de sa belle par une série de hauts faits. Il est fort probable que ce récit ait été commandé à son auteur par la famille de Laval, qui possédait alors le domaine autour de la ville de Paimpont et le château de Comper situé à proximité et affirmait que cette forêt était celle de Brocéliande, afin d’attribuer la fondation de leur ville à Ponthus, à une époque où il n’était pas rare pour les familles nobles de s’attribuer des origines héroïques.

Le château de Comper.
Le château de Comper à Concoret.

Et pour cause, la question de la localisation de la forêt Brocéliande occupait déjà les esprits au Moyen-âge. Les chroniqueurs de l’époque la rapprochaient alors de différentes forêts situées en Bretagne armoricaine, comme la forêt de Paimpont, à cheval entre l’Ile-et-Vilaine et le Morbihan, la forêt de Huelgoat dans le Finistère et la forêt de Lorge dans les Côtes d’Armor, mais en 1467, c’est la thèse de la forêt de Paimpont qui l’emporte, lorsque le comte Guy XIV de Laval fait rédiger la charte des « Usemens et Coustumes de la foret de Brecilien », faisant correspondre les lieux de Brocéliande à ceux de la forêt du domaine de la famille de Laval.  Le principal argument dont dispose la famille de Laval est la présence dans la forêt de Paimpont d’une fontaine réputée depuis l’Antiquité pour son eau froide,  dont la température est toujours de 10°, et qui a parfois l’air d’être en ébullition sous l’effet de grosses bulles d’azote pur et du gaz carbonique s’en échappant, correspondant ainsi à la description de la fontaine de Barenton faite par Wace et Chrétien de Troyes.

La fontaine de Barenton en forêt de Paimpont.
La fontaine de Barenton en forêt de Paimpont.

Mais il faudra attendre le XIXème siècle, au moment où la vague romantique et la celtomanie entraînent un regain d’intérêt pour les légendes arthuriennes, pour que l’opinion ne tranche définitivement en faveur d’une localisation de Brocéliande en forêt de Paimpont. Au début du siècle, ces lieux légendaires font encore l’objet de toutes les spéculations : si en 1812, l’écrivain Creuzé de Lesser démontre que l’épisode du Val sans retour se déroule en forêt de Brocéliande, il pense alors encore qu’il s’agit de la forêt de Lorge, tandis qu’en 1820 l’écrivain Blanchard de la Musse assimile au contraire le Val sans retour au val de la Marette près de Paimpont. C’est finalement, le chimiste Félix Bellamy qui établira durant la seconde moitié du XIXème siècle la typographie des lieux de Brocéliande en forêt de Paimpont qui prévaut encore aujourd’hui.  En 1850, il identifie le Val sans retour à un autre endroit de la forêt de Paimpont, le val de Rocco, près du bourg de Tréhorenteuc, où entre 1942 et 1962, l’abbé Gillard fera édifier une étonnante chapelle dont les vitraux représentent des épisodes de la légende arthurienne, l’église Sainte-Onenne, surnommée l’église du Graal. Puis Bellamy mena différents travaux qui permirent de confirmer que la fontaine citée par Wace correspond à celle située en forêt de Paimpont, et enfin, en 1889, il localisa également en forêt de Paimpont le tombeau de Merlin évoqué dans la Vulgate, l’assimilant à un mégalithe datant du Néolithique situé dans une allée boisée.

Le Val sans retour en forêt de Paimpont, derrière le Miroir aux fées, en automne 2017. Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0. Crédits photographiques : Tsaag Valren.
Le Val sans retour en forêt de Paimpont, derrière le Miroir aux fées, en automne 2017. Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0. Crédits photographiques : Tsaag Valren.

Ainsi, dès la fin du XIXème siècle, la forêt de Paimpont commença à faire l’objet d’un attrait touristique qui ne sera plus  jamais démenti. Outre le Val sans Retour, la fontaine de Barenton et le tombeau de Merlin, cette forêt attire aujourd’hui les visiteurs de tous les coins de la France avec de nombreux autres lieux d’intérêt comme le hêtre de Ponthius, où le chevalier aurait fait construire un château détruit par la colère divine après que celui-ci ait blasphémé, l’hôtié de Viviane, où la fée aurait demeuré du temps où elle ne connaissait pas encore Merlin l’enchanteur, ou bien encore l’arbre d’or, une sculpture édifiée en mémoire de l’incendie qui ravagea une partie de la forêt en 1990. Quant au château de Comper, ancienne propriété de la famille de Laval, il abrite aujourd’hui un Centre de l’imaginaire arthurien qui vous permettra, si vous passez par là, de tout connaître des histoires légendaires du roi Arthur, des chevaliers de la Table Ronde, de Merlin, Viviane, et bien d’autres encore. Quant à savoir si la forêt de Brocéliande fut bel et bien le théâtre des événements merveilleux que nous contèrent Chrétien de Troyes et tant d’autres écrivains après lui… je vous laisse en juger par vous-même!

L'arbre d'or situé en forêt de Paimpont.
L’arbre d’or situé en forêt de Paimpont.
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