L’épopée finlandaise qui a inspiré Tolkien : le Kalevala

Au XIXème siècle, Elias Lönnrot, un médecin finlandais, compose à partir de nombreuses poésies et légendes populaires recueillies dans les provinces de son pays ce qui est aujourd’hui considéré comme la grande épopée nationale finlandaise, le Kalevala. Consacrant la richesse et la singularité du folklore finlandais, ce récit riche et composite a à la fois contribué au mouvement d’indépendance du pays, mais aussi inspiré les artistes les plus célèbres et de grandes œuvres modernes, tels que les récits de Tolkien… On vous dit tout  sur le Kalevala dans cet article.

Ecrite en deux fois en 1835 et 1849 par le médecin de campagne et philologue Elias Lönnrot, le Kalevala compile différents contes locaux transmis oralement en Carélie, une région rurale située à l’Est de la Finlande où le folklore a été relativement préservé de l’influence chrétienne. L’œuvre connait immédiatement un grand succès et est perçue comme la pierre angulaire d’une identité nationale finlandaise longtemps passée sous silence. En effet, si, à l’origine, la Finlande est un territoire peuplé de tribus relativement indépendantes avec leur propre culture qui s’abritent des raids vikings en vivant à l’intérieur des terres, le pays passe sous domination suédoise en 1216 et ne cessera de l’être que pour tomber sous le joug de la Russie en 1809. Mais le XIXème siècle en Europe est marqué par la prise de conscience nationale des peuples enflammée par les révolutions de 1848, et la publication du Kalevala devient l’un des éléments déclencheurs de la constitution des Finlandais comme une nation autonome dotée de son identité propre, la « finnité », un mouvement historique qui aboutira à l’indépendance du pays en 1917.

Mais au-delà des artistes et les écrivains finlandais, parmi lesquels il faut citer le célèbre compositeur Jean Sibelius et le peintre Akseli Gallen-Kallela qui décora  le pavillon finlandais de l’exposition universelle de 1900 avec des fresques représentant l’épopée, l’influence du Kalevala a largement dépassée les frontières finlandaises et a infusé toute la culture occidentale du XXème siècle. Ainsi, le monde surnaturel et poétique qu’elle met en scène a exercé une influence notable sur l’univers de la Fantasy, avec notamment Tolkien, le père du seigneur des Anneaux, qui affirma s’en être largement inspiré pour construire l’univers fictif de la Terre du milieu présenté dans Le Silmarilion ou Les enfants de Hurin.

Tableau d'Akseli Gallen-Kallela, Près de la rivière Tuonela
Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), Près de la rivière Tuonela, étude pour le mausolée Juselius, 1903, huile sur toile, Galerie nationale de la Finlande.

L ‘œuvre en elle-même peut paraître titanesque : longue de près de 23 000 vers, le  Kalevala se distingue des autres grandes épopées nationales européennes (L’Illiade, La Chanson des Nibelungen, l’Edda) par la place prépondérante qu’il accorde à la nature, avec le récit de l’origine du monde mais aussi de nombreuses métamorphoses en animaux, ou bien encore des démonstrations de magie et de poésie qui montrent son enchantement, assimilé à la source du bien comme du mal, et que seuls les héros valeureux sont capables de maîtriser. La seconde singularité de cette épopée est justement le faible rôle joué par la violence dans les exploits accomplis par les héros, qui se démarquent plutôt par leurs talents de ménestrels, leur sagesse et leur connaissance de la nature. Au contraire, la violence est surtout associée à des histoires à l’issue tragique et pessimiste comme celle du personnage de Kullervo…

Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), Kullervo jurant,1899, huile sur toile, Ateneum.
Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), Kullervo jurant,1899, huile sur toile, Ateneum.

Le récit se présente sous la forme de plusieurs cycles, la plupart indépendants, avec quelques personnages récurrents parmi lesquels le plus important est Väinämöinen, dont le nom imprononçable vient d’un mot finlandais qui signifie « barde ». Väinämöinen est le fils d’Ilmatar, la déesse primordiale de l’air également à l’origine de la création monde (dont le nom n’est pas sans rappeler celui que Tolkien utilisera plus tard pour le dieu suprême décrit dans le Silmarilion, un ouvrage où il raconte également la création du monde de la Terre du milieu, Ilúvatar). 

Robert Wilhelm Ekman (1808–1873), Ilmatar, 1860, huile sur toile.
Robert Wilhelm Ekman (1808–1873), Ilmatar, 1860, huile sur toile.

Cette-dernière tomba enceinte sans l’intervention d’aucun homme, puisqu’elle fut fécondée par les vagues et les vents lorsqu’elle s’allongea dans la mer, avant de rester dans cet état pendant… plus de 700 ans ! Pendant sa très longue grossesse, la déesse donna au passage naissance aux différents éléments du cosmos, le ciel, la terre, la lune et le soleil, lorsqu’elle fit tomber dans la mer les œufs que lui avait donné le roi des dieux et le dieu du ciel et de l’orage, Ukko, ayant emprunté la forme d’un canard… allez savoir pourquoi un canard. De sa mère, Väinämöinen, présenté dans le Kalevala comme un vieil homme barbu doté d’une grande sagesse, a hérité d’une voix aux pouvoirs magiques qui charme tous ceux qui l’entendent et d’une grande maîtrise de la musique. Tout comme la figure d’Orphée dans la mythologie grecque, il rassemble ainsi les caractéristiques d’un chamane, d’un héros légendaire et d’une divinité.

Sigfrid Keinänen (1841–1914), Väinämöinen et Aïno, 1896, huile sur toile.
Sigfrid Keinänen (1841–1914), Väinämöinen et Aïno, 1896, huile sur toile.

L’intrigue commence lorsque Väinämöinen souhaite un jour prendre femme. Ayant remporté un concours de chant face au magicien Joukahainen qu’il piège dans des marais, ce-dernier lui offre pour sauver sa peau la main de sa sœur, une jeune fille d’une grande  beauté nommée Aïno. Mais celle-ci, dégoûtée à l’idée d’épouser un homme qu’elle considère comme un vieillard, implore les déesses de l’eau de lui venir en aide et, après avoir décidé de se jeter dans les rapides de la rivière, elle se transforme en poisson, qui sera un jour repêché par hasard par Väinämöinen lui-même devant lequel elle prend la fuite en courant, une histoire illustrée par ce triptyque d’Akseli Gallen-Kallela.

Akseli Gallen-Kallela (1865–1931), Le mythe d'Aïno, 1891, huile sur toile, Ateneum.
Akseli Gallen-Kallela (1865–1931), Le mythe d’Aïno, 1891, huile sur toile, Ateneum.

Parmi les éléments récurrents du Kalevala figure aussi la région nordique mythique de Pohjola où se trouvent les racines du monde, correspondant aujourd’hui à la Laponie et sur laquelle règne la puissante sorcière Louhi.  La convoitise suscitée par la fille de Louhi, dont les trois héros principaux, Väinämöinen, le guerrier Lemminkäinen et le forgeron Ilmarinen, cherchent à obtenir la main est à l’origine de la trame principale du récit et des différentes aventures qui arrivent aux trois protagonistes. Dans sa quête pour trouver une épouse, Väinämöinen est le premier à se rendre à Pojohla, mais lorsqu’il quitte les lieux sans avoir obtenu ce qu’il voulait, son cheval est noyé dans la mer par la vengeance de Joukahainen, et afin d’assurer son retour chez lui il promet à Louhi qu’Ilmarinen forgera pour elle et en échange de la main de sa fille le Sampo, un artefact magique décrit comme un moulin qui transforme l’air pur en farine, sel et or, et qui est lui aussi central au récit.

Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), La forge du Sampo, 1893, huile sur toile, Ateneum.
Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), La forge du Sampo, 1893, huile sur toile, Ateneum.

Une fois le Sampo forgé, la demande en mariage est  cependant déclinée et Ilmarinen repart bredouille  avant que le troisième héros, Lemminkäinen, ne se rende également à Pohjola pour la main de la princesse, où Louhi lui assigne trois épreuves dont la dernière est d’abattre le cygne du fleuve du royaume des morts appelé Tuonela. Mais là, il est tué par un berger qui jette sa dépouille dans le fleuve où elle est déchiquetée par les courants, jusqu’à ce que la mère du héros, désespérée, ne rassemble les lambeaux pour reconstituer le corps de son fils et le ramener à la vie, un épisode similaire à la résurrection d’Osiris par sa femme Isis dans la mythologie égyptienne.

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Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), La mère de Lemminkäinen,1897, huile sur toile, Ateneum.

Le royaume des morts apparaît à nouveau losrque, entreprenant un second voyage pour Pohjola, Väinämöinen  y fait un détour pour aller chercher les incantations nécessaires à la construction de sa barque magique :  à nouveau on peut constater une similitude avec le personnage d’Orphée qui, tout comme le barde, puise dans sa musique les pouvoirs  lui permettant de voyager dans l’au-delà.  Ayant appris le voyage de son rival, Ilmarinen le retrouve ensuite au royaume de Louhi, où il est finalement choisi pour époux par la vierge au terme d’une rude compétition entre les deux prétendants. La jeune fille connaîtra pourtant une fin peu agréable, puisqu’elle sera ensuite enlevée par Lemminkäinen, qui, ayant appris qu’elle s’était livrée à un autre homme, la changera en… mouette.

Le Kalevala se concentre ensuite sur la quête des héros alliés pour récupérer le Sampo volé par Louhi, qu’ils parviennent à récupérer en endormant les habitants de la contrée grâce à la musique produite par le kantele, un instrument à cordes finlandais typique dont le  Kalevala attribue l’invention à Väinämöinen à partir d’une mâchoire de brochet. Néanmoins, ils sont surpris sur le chemin du retour par Louhi transformée en aigle et le Sampo se brisera dans la mer, apportant pour toujours la prospérité à la Finlande. Enfin, pour se venger, la magicienne enverra sur eux différents fléaux et dérobera les étoiles et le feu, que les héros parviendront à retrouver.

Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), La défense du Sampo,1896,Turku Art Museum.
Akseli Gallen-Kallela (1865-1931), La défense du Sampo,1896, Turku Art Museum.

Parmi les nombreuses histoires annexes racontées par le Kalevala, qui contient même des conseils pour les couples, des recettes et des formules de forge, l’une de celles qui a particulièrement inspiré les artistes et les écrivains est celle de Kullervo, un jeune homme doté d’une force surhumaine dont l’oncle a tué toute sa famille alors qu’il était dans le ventre de sa mère, n’épargnant que celle-ci. Vendu comme esclave à la famille d’Ilmarinen, il est employé comme berger par la femme de celui-ci qui le maltraite en lui donnant comme nourriture du pain rempli de pierres et, pour se venger, il transformera le bétail en loups et en ours qui se jettent sur elle pour la dévorer. Dans sa fuite, Kullervo retrouvera sa mère et son père, et, parti dans un village alentour, il rencontre une jeune fille qu’il séduit et qu’il viole… sans savoir qu’il s’agit en réalité de sa sœur disparue.  L’apprenant, celle-ci se suicidera par noyade de honte, et le jeune homme décidera de se lancer dans un ultime combat contre les armées de son oncle avant de se suicider à son tour en se jetant sur son épée.

Akselli Gallen-Kallela (1865-1931), Les Amants, 1906-1917, huile sur toile, collection privée.
Akselli Gallen-Kallela (1865-1931), Les Amants, 1906-1917, huile sur toile, collection privée.

Outre le thème de l’inceste présent dans de nombreux mythes occidentaux, comme celui d’Œdipe, l’histoire de Kullervo renvoie également au motif de la fatalité à laquelle le héros tragique ne peut échapper. Elle inspira un magnifique poème symphonique de Sibelius composé en 1892, mais elle fut aussi et surtout adaptée par Tolkien dans une version en vers, avant qu’il n’en emprunte de nombreux éléments pour écrire l’un de ses derniers récits de la Terre du Milieu achevé par son fils, Les enfants de Hurin.

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