Ces héros descendus en Enfer: la catabase [#1]

Hercule, Dante, Enée ou encore Orphée… de nombreux héros des épopées classiques, principalement grecques, ont dû à un moment dans leur périple plonger dans les tréfonds de la terre jusqu’au monde des morts. Cet épisode, appelé catabase – un mot grec ancien signifiant littéralement descente – est un motif traditionnel des épopées symbolisant souvent l’apothéose du voyage du héros, le moment où il va chercher à prouver sa valeur en tentant de convaincre même ceux qui ne vivent plus du bien-fondé de sa quête.

Bien que l’objet de la descente aux enfers de ces héros soit toujours dans un but précis – la récupération d’un artefact magique, obtenir les conseils de disparus ou encore ramener à la vie un être aimé – difficile de ne pas voir dans ce voyage souterrain une quête intérieure des personnages, censée exalter les qualités qui font d’eux des sur-hommes, forgeant un exemple à suivre. Car descendre aux enfers est une chose, accéder au royaume des morts étant en principe facile puisqu’il suffit… de mourir. Ces héros eux en revanche, se rendent aux Enfers vivants et en reviennent, souvent en ayant accompli au passage des prouesses. La catabase est ainsi une résurrection, la renaissance – en meilleur – du personnage principal du récit, un motif tellement récurrent dans les épopées classiques qu’il est devenu l’une des étapes du « voyage du héros » décrit par Joseph Campbell et sa théorie du monomythe, dans lequel le héros passe obligatoirement par la descente aux enfers – réelle ou spirituelle – avant de revenir pour triompher de son ennemi. On commence aujourd’hui avec une première partie consacrée aux personnages de la mythologie grecque qui sont descendus aux Enfers, ces récits étant sans doute – si on exclut l’épopée de Gilgamesh – les plus anciens qui nous soient parvenus.

 Josep Benlliure i Gil (1855–1937), Charon transportant les âmes le long du Styx, huile sur toile,Musée des beaux-arts de Valence (Espagne).
Josep Benlliure i Gil (1855–1937), Charon transportant les âmes le long du Styx, huile sur toile,Musée des beaux-arts de Valence (Espagne).
Orphée

L’un des plus célèbres personnages de la mythologie à avoir effectué une descendre aux Enfers est le Grec Orphée, le musicien accompagné de sa lyre dont le chant était si pur et si beau qu’il parvenait à charmer tout autour de lui: les animaux, les plantes et bien sûr les Hommes.  Après que sa jeune épouse bien-aimée, la dryade Eurydice, soit morte en se faisant piquer par un serpent, Orphée désespéré entreprend un voyage dans le royaume souterrain pour la ramener à la vie. Arrivé devant Hadès et Perséphone après s’être déjoué de Cerbère, il plaide sa cause en racontant à l’aide de sa lyre son malheur et l’affliction que lui cause la perte de celle qu’il aime, si bien que ses chants finissent par attendrir le seigneur des Enfers et son épouse, qui font chercher Eurydice afin qu’elle reparte avec lui, à la seule condition qu’il ne se retourne pas pour la voir avant d’être parvenue à la sortie.

Louis-Marie-François Jacquesson de la Chevreuse (1839-1903), Orphée aux Enfers, 1865, huile sur toile, Musée des Augustins, Toulouse.
Louis-Marie-François Jacquesson de la Chevreuse (1839-1903), Orphée aux Enfers, 1865, huile sur toile, Musée des Augustins, Toulouse.

Hélas, sa quête se termine de manière dramatique: Orphée arrivé aux portes de l’Enfer, n’entendant plus sa bien-aimée marcher derrière lui et craignant qu’il ne lui soit arrivé quelque chose, ou bien, dans certaines versions, incapable de résister au désir qu’il avait de la voir, se retourna et la vit au même moment devenir une ombre qu’il ne pouvait plus toucher et qui disparut en lui lançant « Adieu », se voyant ainsi condamné pour n’avoir pas écouté les dieux, à subir une seconde fois la perte terrible de celle qu’il aime. Le périple d’Orphée, s’il incarne d’abord la figure du poète suprême qui par la beauté de son art parvient à séduire et vaincre la mort elle-même, symbolise aussi la nature imparfaite de l’Homme et ses difficultés à résister à la tentation de braver des interdits, causant ainsi ultimement sa perte.

orphée
Eduard Kasparides (²858-1926), Orphée et Eurydice, 1896, huile sur toile, Galerie de la ville de Bratislava, Palais Palffy, Bratislava.

La catabase du mythe d’Orphée a d’ailleurs donné lieu à un courant de pensée mystique proche du néoplatonisme, l’orphisme, d’après lequel l’âme humaine est condamnée à subir un cycle éternel de réincarnations successives séparées par des séjours au royaume des morts durant lesquels les âmes boivent au fleuve de l’oubli avant de recommencer une nouvelle existence. Cette doctrine affirme que seules une vie ascétique préservée de l’impureté de la chair et l’apprentissage de certains rites permettront aux initiés d’éviter cet éternel recommencement et, une fois arrivés au royaume des morts,  de trouver grâce aux yeux d’Hadès pour rejoindre les héros immortels des Champs-Elysées.

George de Forest Brush (1855–1941), Orphée, 1890, huile sur toile, Museum of Fine Arts, Boston.
George de Forest Brush (1855–1941), Orphée, 1890, huile sur toile, Museum of Fine Arts, Boston.
Psyché

On peut trouver un équivalent féminin à la catabase d’Orphée dans l’aventure de Psyché, dont le nom signifie âme en grec ancien, et dont nous vous avions raconté l’histoire d’amour avec Cupidon, le dieu de l’Amour. Celle-ci, ayant un jour cédé à la curiosité de voir son amant dont elle ne connaissait pas l’apparence, le réveilla en faisant couler un peu de cire sur lui, forçant celui-ci à disparaître aussitôt loin d’elle. Dans sa quête pour le retrouver, Aphrodite, jalouse de la femme aimée de son fils, lui imposa une série d’épreuves dont la dernière est de se rendre aux Enfers pour aller y demander à Perséphone un précieux flacon renfermant une lotion de beauté.  La jeune femme parvient à passer devant Cerbère en lui donnant un gâteau trempé dans du vin drogué destiné à l’endormir, pouvant ainsi récupérer le flacon auprès de Perséphone, le tout en payant son aller et son retour de deux oboles auprès du passeur Charon.

 Eugène-Ernest Hillemacher (1818-1887), Psyché aux enfers,1865, huile sur toile, National Gallery of Victoria.
Eugène-Ernest Hillemacher (1818-1887), Psyché aux enfers,1865, huile sur toile, National Gallery of Victoria.

Malheureusement, alors qu’il lui avait été recommandé de ne pas ouvrir la boîte, Psyché céda une nouvelle fois à la curiosité et l’ouvrit en laissant sortir une fumée noire qui se répandit sur son visage et le rendit hideux. S’apercevant dans un miroir, Psyché s’évanouit mais Cupidon, toujours épris d’elle, la réveilla avec l’une de ses flèches et tous deux purent obtenir le pardon de Zeus et vivre ensemble heureux parmi les dieux.

psyché
John William Waterhouse (1849–1917), Psyché ouvrant la boîte dorée.
Héraclès

Dans un registre un peu moins dramatique mais bien plus épique, c’est au cours du douzième et dernier des travaux confiés par Eurysthée à Héraclès que ce-dernier doit se rendre aux Enfers, et pas pour une simple visite puisqu’on demande au demi-dieu ni plus ni moins que de capturer Cerbère, le chien gardien du monde souterrain. Si Orphée, lui, était parvenu à endormir la bête, l’utilisation d’une lyre magique étant là très pratique, le héros des 12 travaux ne doit pas simplement passer, mais capturer l’animal chargé d’empêcher à la fois les vivants de pénétrer en Enfer et les morts d’en sortir. La tâche se complique -et surtout le récit de cet épisode- lorsqu’on sait que le chien n’a rien d’un animal normal et que sa description varie en fonction des auteurs : Hésiode lui attribue cinquante têtes, Horace une tête de chien et cinquante têtes de serpent, Virgile affirme qu’il possède trois dos (essayez d’imaginer une bête à trois dos…), Euphorion lui donne comme pouvoir d’enflammer tout ce qu’il regarde, et les représentations antiques de la capture de l’animal le montrent la plupart du temps avec deux ou trois têtes de chien…

Francisco de Zurbaran (1598-1664), Hercule et le Cerbère, 1634, huile sur toile, musée du Prado.
Francisco de Zurbaran (1598-1664), Hercule et le Cerbère, 1634, huile sur toile, musée du Prado.

Quoiqu’il en soit, qu’il possède cinquante têtes ou trois, capturer pareil animal reste difficile, même pour Héraclès : ce n’est qu’après avoir convaincu Hadès, qui le laisse tenter de dompter l’animal à la condition de n’utiliser aucune arme, que le demi-dieu se lance contre la bête, protégé seulement de la peau du lion de Némée que ni le feu ni le fer peut entamer (un trophée récupéré durant un autre des douze travaux). Héraclès se jette sur Cerbère et l’étrangle à l’endroit de son corps où toutes ses têtes se rejoignent, et l’animal finalement se laisse emmener… comme quoi ce n’était pas si difficile, en fait.

Héraclès et Cerbère, amphore de la région de l'Attique par Andokides, 530-520 av. J.-C.
Héraclès et Cerbère, amphore de la région de l’Attique par Andokides, 530-520 av. J.-C.

La signification du voyage aux Enfers d’Héraclès est déjà un peu plus compliquée à expliquer, d’autant plus que les sources sur cet épisode sont diverses, fragmentaires et parfois contradictoires. Cette capture de Cerbère est avant tout une épreuve de force, montrant que le demi-dieu est vraiment digne des tâches qui lui sont confiées, mais sa capture de l’animal gardant les Enfers est peut-être symbolique dans le sens où, ce faisant, il a prouvé avoir un contrôle sur la vie et la mort. Cette thèse est d’autant plus pertinente que pendant son voyage aux Enfers, Héraclès parvient au passage à libérer le héros Thésée qui y était enfermé après avoir tenté de sauver la femme d’Hadès, Perséphone, prouvant là une nouvelle fois que le fils de Zeus est capable de tenir tête même aux pouvoirs du dieu chtonien régnant sur les morts.

Perséphone
CH349296 The Fate of Persephone, 1877 (oil & tempera on canvas) by Crane, Walter (1845-1915); 122.5x267 cm; Private Collection; (add.info.: Queen of the Underworld; Goddess of Spring;); Photo © Christie's Images; English, out of copyright
Walter Crane (1845-1915), Le destin de Perséphone, 1877, huile et tempera sur toile, collection privée. Photo © Christie’s Image

Parmi les personnages mythologiques ayant effectué le voyage aux Enfers se trouve aussi la déesse grecque Perséphone en personne, fille de Déméter, déesse des moisons, qui constitue toutefois un cas à part puisqu’elle n’a pas effectué cette descente de son plein gré, étant en fait enlevée par Hadès pour en faire son épouse. Désespérée après l’enlèvement de sa fille, Déméter néglige son rôle de déesse de la fertilité, si bien que l’hiver s’installa de façon permanente sur la Terre. Elle demanda à Hermès, le messager de dieu, d’aller récupérer sa fille dans le royaume des morts, ce qu’il fit, mais lorsque celle-ci revint sur terre, elle apprit à sa mère qu’elle avait mangé lors de son séjour des graines de grenade, ce qui la condamnait à retourner aux Enfers. Après que l’affaire ait été portée devant Zeus, celui-ci décida que Perséphone passerait un peu plus de la moitié de l’année sur Terre et le reste du temps dans le monde souterrain auprès de son mari. C’est ainsi que naquit le cycle des saisons : le printemps, où la nature luxuriante revit, correspond aux séjours de Perséphone sur Terre et à la joie de sa mère de la revoir, tandis que l’hiver, saison froide et morte, se produit pendant les périodes d’absence de Perséphone et est dû au chagrin qu’éprouve sa mère de n’avoir pas sa fille près d’elle.

Frederic Leighton (1830-96), Le retour de Perséphone, vers 1891, huile sur toile, Leeds Museums and Galleries.
Frederic Leighton (1830-96), Le retour de Perséphone, vers 1891, huile sur toile, Leeds Museums and Galleries.
Ulysse

Enfin, un autre héros mythique est associé, mais de manière erronée cette fois, au voyage dans les Enfers. Il s’agit d’Ulysse, qui ne descend pas à proprement parler dans le royaume des morts mais qui effectue en fait une Nekuia, un rite mystique qui lui est enseigné par la magicienne Circé et lui permettant d’invoquer les spectres des disparus en creusant un fossé devant l’entrée de la grotte menant au royaume d’Hadès tout en versant des libations dans ce trou. Il y rencontre, comme c’était son objectif, le devin Tirésias, qui lui indique les épreuves qu’il aura à affronter après son départ de l’île de la magicienne, mais il retrouve aussi les spectres de tous ceux qu’il a connus et qui sont morts :  celui de son compagnon de voyage Elpénor, récemment mort en tombant d’une terrasse sur l’île de Circé, celui de sa mère Anticlée, qui lui donne des nouvelles de sa famille, ceux des femmes et mères de héros disparues, et ses compagnons troyens parmi lesquels Achille qui lui avoue dans une phrase restée célèbre qu’il aurait préféré être un berger misérable mais vivant plutôt que de croupir ici parmi les ombres.

Henry Fuseli (1741–1825),Tirésias apparaît à Ulysse pendant le sacrifice, entre 1780 et 1785, aquarelle et tempera sur carton, Graphische Sammlung der Albertina (Vienne).
Henry Fuseli (1741–1825),Tirésias apparaît à Ulysse pendant le sacrifice, entre 1780 et 1785, aquarelle et tempera sur carton, Graphische Sammlung der Albertina (Vienne).

Voilà pour les principales catabase de la mythologie grecque, mais bien évidemment il n’y a pas que les grecs qui ont le monopôle du voyage aux Enfers… Dans notre prochain article, nous vous parlerons de la Divine Comédie avec le voyage de Dante, d’Énée le héros mythique des romains, et de bien d’autres…

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