Quand on faisait revivre les enfants morts-nés : les sanctuaires à répit

Perdre un enfant à la naissance a toujours été une expérience des plus douloureuses. Pourtant, cet événement était autrefois associé à une étrange pratique : les sanctuaires à répit.  Entre la fin du XIIIème et le XIXème siècle en France, Belgique, Suisse, Autriche, Allemagne du Sud et Italie du Nord, ce mystérieux rite funéraire lié aux enfants morts-nés témoigna d’une conception de la mort radicalement différente d’aujourd’hui et alors profondément marquée par les croyances chrétiennes. 

A une époque où la médecine obstétrique n’existait pas encore et où les futures mamans ne disposaient de quasiment aucun suivi médical, les naissances d’enfants morts-nés étaient monnaie courante, qu’ils s’agisse de fœtus expulsés prématurément ou de bébés n’ayant pas supportés une délivrance difficile. Ces événements étaient vécus à la fois comme un drame intime et familial, mais aussi comme un drame social. En effet, depuis le XIIIème siècle et l’invention du concept de limbes, le christianisme avait adopté une position très sévère vis-à-vis de ceux qui étaient morts sans recevoir le baptême, et c’est pourquoi ce sacrement était organisé à la hâte dans les heures suivant la naissance de l’enfant, afin de permettre à ce-dernier de mourir en chrétien à une époque où plus de 10% des bébés ne passaient pas leur premier mois. Malheureusement, cette chance n’existait pas pour les enfants morts-nés : ils étaient condamnés à errer dans les limbes, où ils devaient pour toujours subir la souffrance de désirer voir Dieu sans jamais ne le pouvoir. En plus de l’absence de salut de leur âme, les enfants morts-nés ne trouvaient aucune place au sein de la société, puisque n’ayant pas pu être baptisés, ils n’avaient même pas le droit à une sépulture chrétienne et devaient être enterrés à l’écart des fidèles, comme des animaux, dans un jardin ou un coin de terre. Les superstitions encore vives au Moyen-âge voulaient que ces âmes en peine soient responsables des calamités qui arriveraient par la suite à la famille du petit mort-né.

Robert Lewis Reid (1862–1929), Her first born (Son premier né), 1888, huile sur toile, Brooklyn Museum.
Robert Lewis Reid (1862–1929), Her first born (Son premier né), 1888, huile sur toile, Brooklyn Museum.

On comprend dès lors aisément que de nombreux parents, désespérés de ne pouvoir sauver l’âme de leur enfant, cherchèrent par tous les moyens à assurer ce salut et développèrent une croyance d’après laquelle il existe bien un moyen de baptiser les enfants morts-nés. Il s’agit du rituel du sanctuaire à répit, apparu aux alentours de la fin du XIIIème siècle. Après la naissance d’un enfant mort-né, la famille de celui-ci se rendait dans un lieu consacré à la Vierge, où l’on pensait que celle-ci était capable d’accomplir des miracles. Il s’agit du sanctuaire à répit, qui était le plus souvent une église paroissiale ou bien une chapelle.  Là, l’enfant était exposé pendant des heures, voire des jours, devant les pèlerins qui guettaient le moindre signe de vie de la part du petit corps inerte, le fameux répit : on pensait ainsi que la Vierge était capable de ressusciter temporairement ces bébés, le temps pour eux d’être ondoyés par le prêtre et de pouvoir ainsi mourir baptisés en chrétiens. Il ne s’agissait pas d’une véritable résurrection, mais d’un sursaut temporaire de vie permis grâce à l’intercession de la Vierge et constaté par un praticien dont on avait sollicité les services, sage-femme ou médecin, après quoi l’enfant retournait à son état de mort dans les minutes ou les heures suivant le baptême. Il pouvait alors être inhumé en terre chrétienne, le plus souvent dans un espace consacré au sein du cimetière attenant à l’église ou à la chapelle où avait eu lieu le répit, faute de pouvoir être ramené parmi les siens.

Francesco Paolo Michetti (1861-1929), I morticelli, 1880, huile sur toile, musée national des Abruzzes.
Francesco Paolo Michetti (1861-1929), I morticelli, 1880, huile sur toile, musée national des Abruzzes.

Les signes de vie interprétés comme un répit étaient multiples. Il s’agissait le plus souvent d’une nouvelle chaleur animant le corps du nouveau-né, du retour des couleurs à ses joues ou à ses lèvres empouprées ou bien encore d’un mouvement respiratoire de ses lèvres constaté en frottant une plume contre celles-ci. En réalité, ces signes correspondent à une réalité clinique, la troisième étape de l’évolution du cadavre chez l’enfant mort-né, durant laquelle, après le refroidissement du corps et l’apparition de la rigidité cadavérique, celui-ci se réchauffe, se ramollit partiellement et entre dans une phase d’activité précédant la décomposition de la chair, caractérisée par le relâchement des muscles et  la remontée de la partie supérieure du thorax qui fait pression sur l’estomac. Exceptionnellement, ces manifestations peuvent s’accompagner de gargouillis, de bruits pareils à des gémissements ou des sanglots émis des viscères ou de l’estomac ou encore de craquements de la mâchoire, qui ont pu produire une forte impression sur l’assistance présente et ont naturellement été interprétés comme des signes de retour à la vie, bien qu’ils ne soient là en réalité que pour accréditer la théorie vitaliste de la mort en tant que processus et non comme instant figé.

Charles Willson Peale (1741–1827), Rachel weeping (Rachel pleurant), 1872, huile sur toile, Philadelphia Museum of Art.
Charles Willson Peale (1741–1827), Rachel weeping (Rachel pleurant), 1872, huile sur toile, Philadelphia Museum of Art.

Toutefois, ces signes de vie ne survenaient chez guère plus de la moitié des enfants présentés dans les sanctuaires. Pour ceux qui n’avaient manifesté aucun signe de répit, le moment venait tôt ou tard où ils ne pouvaient plus être exposés dans l’attente de la survenue de tels signes, l’état de putréfaction du corps étant trop avancé. Les parents décidaient alors le plus souvent d’enterrer l’enfant sous les gouttières de l’église, espérant que l’eau coulant depuis le toit de l’édifice sacré baptiserait leur enfant si de tels signes apparaissaient.

Frank Holl (1845–1888), Her first born (Son premier né), 1877, huile sur panneau, Museums Sheffield.
Frank Holl (1845–1888), Her first born (Son premier né), 1877, huile sur panneau, Museums Sheffield.

Même si elle constituait un fait social très répandu, résultant d’arrangements informels avec les curés ou les moines des paroisses, la pratique des sanctuaires à répit n’a jamais été officiellement avalisée par l’église, et elle fut finalement condamnée par la curie romaine en 1729. C’est également à cette époque que les médecins se montrèrent eux aussi de plus en plus réticents à participer à de tels rituels, qui selon eux n’apportaient au final qu’une maigre consolation, et, les connaissances médicales se développant, ils cherchèrent davantage à sauver l’enfant au moment de la naissance. A partir de cette époque, la pratique des sanctuaires à répit perdra peu à peu en importance, jusqu’à disparaître complètement au début du XXème siècle. Aujourd’hui, même aux yeux des chrétiens, cette pratique peut apparaître comme aberrante. En effet, depuis les années 1950, l’église romaine a accepté d’assouplir sa position concernant les enfants morts sans connaître le baptême, et ces dernières années, une commission pontificale s’est penchée sur le concept de limbes et a finalement affirmé que celui-ci n’a jamais été une doctrine véritable de l’église mais une position de circonstances.

Albert Edelfelt (1854-1905), Les funérailles de l'enfant, 1879, huile sur toile, Ateneum.
Albert Edelfelt (1854-1905), Les funérailles de l’enfant, 1879, huile sur toile, Ateneum.

Sources :

Jacques Gélis, De la mort à la vie Les « sanctuaires à répit ». Ethnologie française nouvelle serie, T. 11, No. 3, Cultes officiels et pratiques populaires (juillet-septembre 1981), pp. 211-224.

Jacques Gélis, « Un Cadavre qui donne des «  signes de vie  » », Techniques & Culture, 60 | 2013, 44-59.

 

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9 pensées sur “Quand on faisait revivre les enfants morts-nés : les sanctuaires à répit

  • 6 juin 2018 à 8 h 40 min
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    Je ne connaissais pas du tout cette pratique, merci pour cet article joliment illustré en plus!

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  • 9 juin 2018 à 7 h 10 min
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    Poésie et effroi se donnent la main, l’une et glacée pour l’éternité tandis que l’autre se rejouit de tant d’espoir jusque sous la gouttière des eglises 😉 merci !

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  • Ping : Juin 2018 : ma revue de web • Inspiration • La Lune Mauve

  • 26 février 2019 à 21 h 09 min
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    pour compléter les sanctuaires à répit le livre de Pierre Brocchi – Aucun répit – sous forme de roman policier –

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    • 27 février 2019 à 23 h 55 min
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      Merci beaucoup pour la référence !

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  • 12 juin 2019 à 10 h 04 min
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    Excellent article comme toujours. Je ne connaissais pas. Continuez à nous instruire de cette façon.

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  • 12 juillet 2020 à 8 h 42 min
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    Merci ! Il me servira pour mon prochain roman historique.

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