Un palais mauresque en plein Paris: le palais du Trocadéro [Monuments disparus #1]
Imaginez un palais gigantesque aux allures mauresques, couronné de deux tours à l’aspect de minarets, surplombant la Seine avec un jardin exotique somptueux et faisant face au monument emblématique de la capitale française, la Tour Eiffel… Ça vous semble improbable? Pourtant il y a plus d’un siècle, avant même la construction de la dame de fer, c’est un Paris de la Belle Époque empreint d’exotisme qui lance le chantier de cet édifice oriental aujourd’hui disparu, sur la colline dont il porte le nom : le Palais du Trocadéro.
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les progrès scientifiques liés à la Révolution industrielle et les avancées sociales initiées par la Révolution française créent en France un climat propice à l’exaltation des arts et du savoir qui sera le point de départ de nombreux mouvements artistiques et littéraires, cette période voyant aussi la consécration de quelques unes des plus célèbres personnalités françaises. C’est dans ce contexte très particulier que sont créés des évènements aujourd’hui irrémédiablement associés à Paris, mais qui ont pourtant été à l’origine issus d’outre-Manche : les Expositions Universelles. Ces rassemblements sont l’occasion pour le pays et la ville organisateurs de montrer toutes les prouesses accomplies ces dernières années dans les sciences, d’exposer l’art national mais surtout, de rivaliser d’ingéniosité dans la construction d’édifices colossaux.

Et bien sûr, quand on parle d’édifices construit pendant l’Exposition Universelle, il en existe un mondialement connu qui nous vient automatiquement en tête : la Tour Eiffel, édifiée à l’occasion de l’exposition de 1889 et conçue pour être la première construction humaine à dépasser les 1000 pieds. Pourtant, il est très difficile de trouver d’autres monuments issus de ces évènements : la plupart étaient conçus pour être temporaires, démontés aussitôt l’exposition terminée, car au XIXème siècle, alors que le progrès ne semble avoir aucune fin, on s’imagine simplement qu’ils seront remplacés par des bâtiments bien plus incroyables quelques années après à l’occasion de la prochaine exposition. La Tour Eiffel, aussi incroyable fût-elle, ne devait pas survivre à l’exposition de 1889, elle ne doit son sauvetage qu’à la détermination de Gustave Eiffel qui fit tout pour sauver sa tour.
Le Palais du Trocadéro possède une histoire assez similaire à la dame de fer : construit à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1878, celle durant laquelle les français offrirent la Statue de la Liberté aux États-Unis, il était prévu de le démolir dès l’année suivante. Cette fois-ci, ce n’est pas son créateur qui fait tout pour que le monument subsiste, mais c’est simplement le coût exorbitant du chantier qui convainc la mairie de Paris et la France à garder cet étrange édifice en un seul morceau pour essayer de rentabiliser son usage. Il faut dire que le Palais du Trocadéro fait dans les excès : le corps central est occupé par une gigantesque salle de spectacle de 4600 places, décorée de dorures et de marbre et flanqué de deux tours de 80 mètres de haut (parmi les plus hautes de Paris à l’époque), et de deux ailes de 200 mètres entourées de salles de conférence et d’un portique de colonnes donnant sur le jardin. Quant à son nom, il le doit à une forteresse située à Cadix, capturée par les français en 1823 : lors d’une reconstitution de la bataille sur le Champ-de-Mars, les troupes françaises évoluant depuis l’École militaire avançaient vers la colline de Chaillot de l’autre côté de la Seine, représentant le fort espagnol et qui prit donc le nom de cette dernière, Trocadéro.

Son apparence peut surprendre : les architectes Davioud et Bourdais font le choix d’un style néo-mauresque, avec des éléments qu’on retrouve habituellement dans les mosquées ou dans l’empire Ottoman. Les deux gigantesques tours sont tout de suite comparées à des minarets par les médias, leur forme rappelant beaucoup ceux construits en Andalousie pendant l’occupation arabe, notamment celui de Giralda à Séville. Pourtant, ce style orientaliste est à l’époque très apprécié en Europe : dans le prolongement des expéditions en Égypte et au Moyen-Orient et au moment de la colonisation, les Européens se fascinent pour cette culture orientale et les pays arabes sont très souvent fantasmés autant en peinture que dans d’autres arts. Mais Davioud et Bourdais ne se cantonnent pas à un seul style et dotent leur palais de vitraux, de céramiques polychromes et de dorures, autant d’éléments qui font du Palais de Trocadéro un bâtiment de style éclectique, au même titre qu’un autre palais qui avait vu le jour quelques années plus tôt à Paris, l’Opéra Garnier.

Mais c’est dans les jardins que les artistes français expriment tout leur talent : Jean-Charles Alphand organise ceux du Trocadéro autour d’une immense cascade partant de la salle de spectacle, en créant des sentiers tortueux qui se perdent dans des zones végétales agrémentées de décorations tel que des rochers, des petits ponts ou des cours d’eau. Les lieux sont décorés de statues, fontaines et jeux d’eau, qui offrent aux visiteurs un spectacle unique à Paris où habituellement ce sont les jardins à la française – rectilignes et symétriques – qui règnent en maitre. Les architectes investissent aussi les carrières de la colline du Trocadéro, qui sont pour l’occasion transformées en aquarium atypiques où des stalactites et stalagmites décorent l’intérieur, pour donner l’impression de grottes pittoresques.

Le Palais survit donc à l’Exposition Universelle de 1878, et est intégré aux expositions de 1889 et 1900 durant lesquelles il fait face à la Tour Eiffel et abrite la partie asiatique de l’exposition coloniale, avec de nombreux pavillons dans ses jardins reprenant l’architecture des pays représentés. Il est même immortalisé dans l’un des premiers films de l’Histoire, montrant l’ascension de la Tour Eiffel avec une vue sur la colline du Trocadéro et le palais. Mais son heure de gloire est déjà passée, et dès le début du XXeme siècle, les Parisiens n’ont plus le même attrait pour le bâtiment mauresque qu’autrefois et la question de sa destruction est soulevée, au même moment que Gustave Eiffel milite pour sauver sa tour de la destruction. Le bâtiment, qui à la base n’était conçu que pour être une structure temporaire, commence doucement à tomber en ruine faute d’entretien et est délaissé. Mais on ne sait que faire de cette imposante structure, et c’est finalement le destin qui aura raison du Palais du Trocadéro : ravagé par un incendie dans les années 30, la salle de spectacle centrale est démolie, remplacée par une esplanade et les ailes sont transformées pour devenir ce qui est aujourd’hui le Palais de Chaillot.

C’est dans l’indifférence générale que Paris tourne la page du Palais du Trocadéro. Aujourd’hui ne subsiste que les ailes et les fondations, que l’on peut retrouver à l’intérieur du Palais de Chaillot qui englobe l’ancienne structure. Les jardins ainsi que l’aquarium ont en partie survécus, restaurés de nombreuses fois à travers les années, mais les statues et les fontaines qui s’y trouvaient ont toutes été déplacées. Des bronzes qui représentaient une allégorie des six continents sous les traits de femmes, à l’origine dans les jardins, ont été déplacés devant le musée d’Orsay près d’une statue d’un rhinocéros par Henri-Alfreg Jacquemart, ainsi qu’un cheval à la herse de Pierre Louis Rouillard. Ces quelques statues, ainsi que d’autres dispersées à travers toute la France, sont tout ce qui reste de ce qui a été pendant presque 60 ans un édifice majeur du Paris de la Belle-Epoque, une anomalie mauresque dans une ville européenne.
