La première des femmes fatales : Circé

Parmi les nombreux éléments de la mythologie grecque ayant inspiré notre imaginaire et notre culture, un personnage très singulier s’impose comme l’archétype de la belle sorcière envoutant les hommes et proche de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui une femme fatale : la tentatrice Circé. Si on la connait surtout pour sa présence dans l’Odyssée, son histoire est loin de se résumer à sa relation avec Ulysse, et sous bien des aspects, Circé a représenté le premier exemple de la femme castratrice, vouée à la fin du genre masculin…

Dans la mythologie grecque, Circé est présentée comme la fille d’Hélios, le soleil, et d’une Océanide, une nymphe aquatique, appelée Perséis. Elle a plusieurs frères et sœurs parmi lesquels l’épouse du roi de Crète Pasiphaé, qui tomba amoureuse d’un taureau et donna naissance au Minotaure, mais aussi Aiétès, le roi de Colchide gardien de la toison d’or et qui se la fait dérober par Jason et par sa propre fille, la magicienne Médée. Après avoir empoisonné son mari, le roi des Sarmates, Circé trouve refuge sur l’île d’Aïaïé, où plusieurs personnages mythologiques croisent sa route : elle accueillit notamment Jason et  sa nièce Médée après que le couple se soit enfui de Colchide, ou bien encore le dieu marin Glaucos qui vint lui demander un philtre magique pour s’attirer les faveurs de la belle nymphe Scylla, insensible à ses avances; mais Circé tomba amoureuse du dieu, qui la repoussa, et pour se venger elle transforma Scylla en un hideux monstre marin faisant face à autre monstre, Charybde.  Mais son histoire la plus célèbre est celle qui est racontée dans l’Odyssée d’Homère et lui fait croiser la route du plus illustre des héros, Ulysse…

John William Waterhouse (1849–1917) , Circe Invidiosa (Circé jalouse), 1892, huile sur toile, Art Gallery of South Australia.
John William Waterhouse (1849–1917) , Circe Invidiosa (Circé jalouse), 1892, huile sur toile, Art Gallery of South Australia.

C’est après avoir échappé aux griffes des Lestrygons, un peuple de géants mangeurs d’hommes ayant au passage dévoré bon nombre d’entre eux,  qu’Ulysse et ses compagnons croisent la route de la magicienne. Ayant accosté sur l’île d’Aïaïé, Ulysse envoya une partie de son équipage menée par Euryloque en éclaireur dans les terres, et ces-derniers tombèrent bientôt au cœur d’une clairière isolée sur le palais de la magicienne, où celle-ci les accueille dans son palais, entourée de lions et de loups domestiqués. Alors que Circé les convie à venir festoyer à sa table, et que tous sauf Euryloque la suivent, celle-ci verse discrètement dans leurs coupes de vin une drogue destinée à leur ôter le souvenir de la patrie, après quoi elle les transforma en pourceaux d’un coup de baguette. Ils comprennent alors que les bêtes  accompagnant  la sorcière ne sont ni plus ni moins que d’autres hommes victimes de ses sortilèges et de son charme, emprisonnés dans des corps d’animaux inoffensifs et domestiqués, mais conservant leur esprit humain.

Barker, Wright; Circe; Bradford Museums and Galleries; http://www.artuk.org/artworks/circe-23017
Barker, Wright; Circe; Bradford Museums and Galleries; http://www.artuk.org/artworks/circe-23017

Averti par Euryloque du sort de ses compagnons, Ulysse décida de faire à son tour chemin vers le palais de la magicienne, et sur sa route, il reçoit l’aide providentielle d’Hermès, ce-dernier lui donnant sous l’apparence d’un beau jeune homme une plante, le moly, destinée à contrecarrer l’effet de la drogue de la magicienne. Ainsi, lorsque Circé l’invite à son tour à partager sa table, Ulysse verse dans sa coupe un peu de moly et dégaine son épée devant la magicienne stupéfaite, qui, intimidée par cet adversaire s’étant révélé plus malin qu’elle, lui propose de partager sa couche. Toujours méfiant, Ulysse lui fait d’abord jurer sur le Styx qu’elle ne tentera en aucun cas de s’en prendre à lui de nouveau, et après que tous deux se soient unis, Circé redonna à ses compagnons leur forme humaine avant d’offrir à tous son hospitalité.

John William Waterhouse (1849–1917), Circé offrant la coupe à Ulysse, 1891, huile sur toile, Gallery Oldham.
John William Waterhouse (1849–1917), Circé offrant la coupe à Ulysse, 1891, huile sur toile, Gallery Oldham.

Finalement, Ulysse et ses compagnons restent une année entière à Aïaïé mais un jour, ces-derniers lui rappelèrent qu’ils ne devaient pas perdre de vue leur désir de rentrer à la maison, le motif de l’oubli étant récurrent dans l’épopée odysséenne et étant en grande partie responsable de la très longue durée – 10 ans- du périple du héros avant de pouvoir retrouver les siens et son île d’Ithaque. Circé, qui avait juré de ne pas les retenir, les aida à préparer leur départ mais elle informa également Ulysse qu’il devrait d’abord aller quérir parmi les morts les conseils du devin Tirésias afin de le consulter sur la suite du voyage à entreprendre, et elle lui indiqua les libations à accomplir pour pouvoir entrer en communication avec les ombres du royaume d’Hadès. Malheureusement, juste avant le départ, l’un des compagnons d’Ulysse, Elpénor, fait une malencontreuse chute du toit de la terrasse, et c’est ainsi qu’Ulysse et ses compagnons mirent les voiles, n’ayant perdu que l’un d’entre eux sur l’île de la magicienne.

Love_Potion-Beatric Offor

Si le récit dévolu à Circé dans l’Odyssée s’arrête là, en revanche celle-ci est présente dans la suite méconnue des aventures d’Ulysse, la Télégonie écrite par Eugammon de Cyrène. Le personnage éponyme, Télégonos, est l’enfant issu des amours d’Ulysse et Circé, et qui, élevé par sa mère, décide un jour de partir à la recherche de son père, faisant voile avec ses compagnons sur les mers grecques mais échouant peu après leur départ sur une île mystérieuse sans savoir qu’il s’agit en réalité d’Ithaque, la demeure d’Ulysse, dont il vole bétail pour pouvoir se nourrir.  Sous l’apparence d’un simple berger, conformément à sa légendaire simplicité, Ulysse intervint et les deux hommes s’affrontèrent dans un combat qui s’avère parricide puisque Télégonos inflige à celui qu’il croit n’être qu’un pauvre paysan un coup mortel à l’aide de la lance trempée dans le dard d’une raie que sa mère avait faite forger par Héphaïstos pour lui servir d’arme. Mortellement blessé, Ulysse reconnait alors son fils, qui se lamente de sa terrible méprise avant que son père ne rende l’âme, réalisant ainsi la prédiction qui lui avait été faite d’après laquelle il mourrait de la mer.

La Télégonie, dont aujourd’hui le récit  originl est malheureusement perdu, a donné son nom à une croyance scientifique aujourd’hui abandonnée mais présente encore au XIXème siècle selon laquelle les enfants d’une femme étaient imprégnés des caractéristiques du premier amant de celle-ci, quand bien même il ne serait pas leur géniteur. Mais l’histoire de Télégonos et Ulysse illustre surtout un autre motif très récurrent non seulement dans le cycle troyen, mais plus généralement dans toutes les tragédies antiques, celui de la fatalité à laquelle il est impossible de se soustraire, un autre exemple frappant étant l’histoire d’Oedipe qui lui aussi tue sans le savoir son père et épouse sa mère comme le lui avait prédit Tirésias (le même Tirésias qu’Ulysse a rencontré chez Hadès). D’ailleurs, les similitudes entre l’histoire de Télégonos et celle d’Oedipe ne s’arrêtent pas là puisque, après la mort tragique d’Ulysse son fils Télémaque épouse la magicienne Circé, Télégonos épousant lui Pénélope, les deux femmes les plus importantes de la vie de leur père.

John William Waterhouse (1849–1917), La sorcière ou Circé, 1913, huile sur toile, collection privée.
John William Waterhouse (1849–1917), La sorcière ou Circé, 1913, huile sur toile, collection privée.

Mais le personnage de Circé est donc avant tout intéressant pour sa propre histoire: versée dans la préparation de potions, de breuvages et de sortilèges, elle est considérée à ce titre comme la première sorcière de la culture occidentale. En effet, avant même que le stéréotype de la  vieille sorcière au nez crochu et aux cheveux fourchus ne prenne le dessus dans notre culture, ces-dernières ont longtemps été avant tout considérées au contraire comme des femmes d’une grande beauté qui se servaient de pouvoirs occultes et de leur séduction pour contrôler les hommes, incarnant en cela l’angoisse de la castration présent dans l’inconscient collectif masculin. D’ailleurs, Circé a donné naissance en allemand au verbe signifiant ensorceler, « bezirzen », car en effet, davantage que par la force, c’est bel et bien par la séduction qu’elle parvient à piéger les compagnons d’Ulysse. C’est d’ailleurs là toute la différence avec une autre magicienne présente dans la mythologie grecque mais qui a moins marqué les mémoires, la propre nièce de Circé Médée, qui connait des aventures aussi tragiques qu’improbables, finissant même par tuer ses propres enfants pour se venger de son époux s’étant remarié avec une autre. Contrairement à Circé, Médée utilise la magie noire uniquement pour servir ses propres fins dans ses aventures, tandis que Circé ne semble même pas avoir de but précis si ce n’est celui de contrôler les hommes et de les garder à son service. Elle incarne donc parfaitement l’image de la femme fatale, dont l’arsenal magique sert avant tout à mettre en évidence le charme qu’elle exerce auprès des hommes, et c’est cette séduction, par laquelle les hommes acceptent volontairement de leur propre chef de perdre le contrôle, qui constitue en réalité le véritable danger et le plus angoissant de tous.

Robert Auer (1873 - 1952), Circé, 1942, huile sur toile, collection privée.
Robert Auer (1873 – 1952), Circé, 1942, huile sur toile, collection privée.

Bien que Circé soit à l’origine du cliché de la « femme fatale » très prégnant dans notre culture et notre inconscient collectif et ait aussi inspiré la version la plus extrême de cette croyance à travers la figure de la sorcière, elle s’avère néanmoins être dans le récit d’Ulysse une figure remplissant surtout un rôle d’adjuvant. Le piège qu’elle tend à Ulysse et ses compagnons constitue avant tout une épreuve dont celui-ci doit sortir vainqueur pour affirmer sa valeur, cette péripétie n’étant qu’une occasion de plus pour le héros de la guerre de Troie d’affirmer sa supériorité stratégique et son intelligence. Il représente le masculin résistant à la tentation du féminin, dont Circé incarne tous les fantasmes dans le récit de l’Odyssée : c’est un personnage libre, résistant aux hommes et prenant le contrôle sur eux, et par sa victoire sur elle, Ulysse affirme cette domination. Mais cette vision est sans doute incomplète et se base sur une approche très moderne voyant un conflit des genres dans un récit millénaires, ignorant le fait que le héros ne peut parvenir à se soustraire du sortilège qu’avec l’aide des dieux, mais aussi le fait qu’Ulysse et Circé s’unissent ensuite… Une chose est sûre : les femmes fatales telles que Circé  ont encore de belles années devant elles.

Offor, Beatrice; Circe; Bruce Castle Museum (Haringey Culture, Libraries and Learning); http://www.artuk.org/artworks/circe-134043
Béatrice Offor, Circé, 1911, Huile sur toile

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