Salieri a-t-il empoisonné Mozart?

Il est l’homme de l’ombre. Celui que l’on a toujours opposé à Mozart, celui dont l’œuvre a été éclipsée par celle du plus grand génie de la musique, celui que l’on présente son ennemi juré, voire même comme son meurtrier. Mais quelle est la part de vérité dans la haine supposée exister entre Mozart et le maître de chapelle de l’empereur Joseph II, Antonio Salieri? Jusqu’où leur rivalité pour occuper la scène musicale viennoise en cette fin du XVIIIème siècle est-elle allée?

Aujourd’hui, on ne connait Antonio Salieri pratiquement que pour sa légendaire rivalité avec Mozart et pour être le compositeur oublié de l’Histoire face à l’immense génie de ce-dernier. Pourtant, du vivant des deux hommes, la situation était en réalité bien différente. Quand Mozart arrive à Vienne en 1781, Salieri, arrivé d’Italie 15 ans plus tôt, y jouit déjà d’une brillante carrière, soutenue par le célèbre compositeur Gluck, et devient en 1774 compositeur de la cour de l’empereur d’Autriche Joseph II, frère de Marie-Antoinette.  Et ce n’est pas l’arrivée de Mozart à Vienne ni les commandes qu’il reçoit de l’empereur à partir de 1782 qui changent la donne concernant les prérogatives de Salieri à la cour de Vienne. En 1788, l’Italien est même nommé à la charge suprême, celle de maître de chapelle de l’empereur. Poursuivant une intense production musicale et notamment d’opéras, Salieri voyage beaucoup en Europe et compte de nombreux élèves amenés à devenir célèbres comme Beethoven ou encore Schubert. Quant à l’image du personnage austère ayant tout donné à la musique propagée par le film Amadeus de Milos Forman, elle est également assez éloignée du Salieri historique. Marié avec des enfants, celui-ci appréciait la bonne chère et les plaisirs de la vie, sa gourmandise mais aussi ses liaisons extraconjugales étant bien connues de ses contemporains.

Adolph von Menzel (1815-1905), Concerto de flûte au palais de Sanssouci, 1852, huile sur toile, Alte Nationalgalerie.
Adolph von Menzel (1815-1905), Concerto de flûte au palais de Sanssouci, 1852, huile sur toile, Alte Nationalgalerie.

Face à lui, Mozart, petit prodige ayant fait le tour des cours européennes dès son plus jeune âge, se présente sur la scène viennoise comme un électron libre, dont le génie flamboyant suscite l’admiration. Connu pour son tempérament joueur et insouciant d’éternel enfant, Mozart compose avec une aisance insolente qui contraste avec le travail acharné mené par Salieri tout au long de sa carrière pour se hisser au plus haut niveau. Il n’est donc pas surprenant qu’un tel génie suscita chez Salieri des sentiments contrastés, mélange d’admiration et de jalousie, allant jusqu’à soudoyer l’un des élèves de Mozart, Süssmayr, pour pouvoir se procurer des copies des partitions du compositeur. Cette rivalité artistique faisait l’amusement du tout Vienne, y compris de l’empereur Joseph II lui-même qui organisa plusieurs fois des duels musicaux entre les deux artistes. Mais la compétition entre les deux hommes était aussi une divergence culturelle, leur opposition étant directement alimentée par la dualité bien connue entre la musique italienne représentée par Salieri, la plus utilisée pour les opéras, et les tenants de la musique allemande incarnée par l’Autrichien Mozart.

Heinrich Lossow (1843-1897), Le jeune Mozart jouant de l'orgue, 1864, huile sur toile montée sur panneau, Schlossmuseum Linz.
Heinrich Lossow (1843-1897), Le jeune Mozart jouant de l’orgue, 1864, huile sur toile montée sur panneau, Schlossmuseum Linz.

Pour autant, leur rivalité semble en réalité être bien loin de la haine que l’on imagine. Salieri et Mozart ont plusieurs fois composé des morceaux ensemble, et Salieri n’a pas hésité à donner de nombreux coups de pouce professionnels au jeune homme pour le faire connaître dans les autres capitales européennes, notamment à Prague où il dirigea plusieurs messes composées par Mozart lors du couronnement de Léopold II  et  programma l’ouverture de son opéra Don Giovanni en 1787. Enfin, Salieri fut l’une des rares personnes à assister aux funérailles du musicien en décembre 1791 et devint par la suite, à la demande de Constance, l’épouse de Mozart, le professeur de musique de leur plus jeune fils, Franz-Xaver, devenu lui aussi à son tour compositeur, et qui fut, pour le coup, réellement éclipsé toute sa vie durant par la gloire de son père.

Illustration pour la pièce d'Alexandre Pouchkine, Mozart et Salieri.
Illustration pour la pièce d’Alexandre Pouchkine, « Mozart et Salieri ».

Mais alors d’où vient la légende noire d’un Salieri jaloux de Mozart au point de comploter son empoisonnement? Cette rumeur ne provient de nul autre que de….Salieri lui-même, qui survécut plus de 30 ans à la mort prématurée de son supposé rival à l’âge de 35 ans.  A la fin de sa vie, le compositeur italien, qui n’avait plus toute sa tête, affirma qu’il avait tué Mozart, mais cette thèse paraît extrêmement improbable. La raison qui poussa le compositeur à tenir de tels propos provient sans doute du sentiment de culpabilité qu’il éprouvait d’avoir survécu à celui dont il ne pouvait que reconnaître le génie éternel. En outre, leur rivalité musicale fut l’un des éléments qui poussèrent Mozart à toujours se surpasser davantage, le menant à un surmenage intellectuel qui, s’il ne causa pas directement sa mort, la favorisa sans nul doute en pesant sur sa santé. Ainsi, ce qui n’était à  l’origine que des élucubrations de la part d’un vieil homme sénile ne serait pas parvenu jusqu’à nous si celles-ci n’avaient pas été reprises par le romancier russe Alexandre Pouchkine en 1832 dans sa pièce de théâtre intitulée Mozart et Salieri, puis  au XXème siècle par Peter Shaffer dans sa pièce de théâtre Amadeus publiée en 1979 et enfin universalisées par Milos Forman dans son film tiré de l’œuvre de Schaffer. Aujourd’hui, de nombreuses adaptions de la vie de Mozart mettent en scène cette haine légendaire, mais donc fictive, ne serait-ce que la comédie musicale française Mozart l’opéra rock produite en 2009.

 Josef Büche (1848-1917), Mozart composant, vers 1880.
Josef Büche (1848-1917), Mozart composant, vers 1880.

Outre les propos de Salieri, cette légende a également été nourrie par les circonstances mystérieuses de la  mort prématurée de Mozart, au moment de l’écriture de ce Requiem au commanditaire longtemps demeuré anonyme dont Mozart disait avoir l’impression de l’écrire pour lui-même. Néanmoins, l’identité du commendataire du Requiem nous est aujourd’hui connue, et il ne s’agit en réalité pas de Salieri mais du comte Franz de Walsegg, qui souhaitait rendre hommage à sa femme tout en faisant croire à ses amis que ce Requiem était de lui, Mozart devant jouer dans ce contrat passé entre le comte et son épouse Constance le rôle de travailleur de l’ombre, pourrait-on ainsi dire de nègre pour reprendre un terme appliqué à la littérature.

Hermann von Kaulbach (1846 – 1909), Les derniers jours de Mozart, 1873, huile sur toile.
Hermann von Kaulbach (1846 – 1909), Les derniers jours de Mozart, 1873, huile sur toile.

Si le Requiem a donc révélé ses secrets, une dernière question demeure : de quoi est mort Mozart? Les spéculations vont bon train, l’une des théories les plus populaires affirmant qu’il serait mort d’un empoisonnement involontaire au mercure, alors prescrit comme médicament par de nombreux médecins. Malheureusement, ici, le mystère semble condamné à planer pour l’éternité. En effet, enterré dans une fosse commune à Vienne, le corps du compositeur ne fut jamais retrouvé. Mais finalement, cette question sans réponse parait de bien peu d’importance face à l’universelle beauté de l’œuvre du compositeur, jouée partout dans le monde et capable de provoquer en chacun de nous des émotions indicibles. S’il n’y avait qu’une seule chose à retenir, ne serait-ce pas après tout cet amour de la musique qui aura, malgré leurs différences, uni Mozart et Salieri et auquel ils auront consacré leur vie?

Sources:

Aurélie Mendonça, Dans l’Ombre du Maître. PGCOM Éditions, 2010

Michel Parouty, Mozart, aimé des dieux, Gallimard, collection « Découvertes »

Alfred Einstein, Mozart, l’homme et l’œuvre, trad. Jacques Delalande

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