Quand la révolution industrielle exploitait les enfants

S’il n’existe plus aujourd’hui dans nos sociétés occidentales modernes, le travail des enfants a longtemps été une réalité sociale et économique trouvant sa pire expression durant la révolution industrielle où les usines et les mines ont accueilli des centaines de milliers de petits ouvriers travaillant pour des maigres salaires dans des conditions de labeur effroyables. Retour sur l’Histoire du travail des enfants à l’époque industrielle et sur la prise de conscience progressive qu’elle a généré, permettant l’abolition de cette pratique et l’invention d’un concept nouveau, celui des conditions de travail.

Depuis l’Antiquité et le début du Moyen-âge, le travail des enfants est un fait social couramment admis et bien ancré dans les sociétés traditionnelles : il a toujours semblé logique d’employer les enfants dans les champs auprès de leurs parents, la production économique étant alors centrée sur le travail agricole effectué  à l’échelle de la cellule familiale.  A partir de la fin du Moyen-âge, avec le développement d’autres secteurs économiques tels que le commerce, le travail infantile s’exporte en dehors du domicile familial et à partir de 9 ans, bon nombre de jeunes garçons sont employés comme valets de ferme ou comme apprentis auprès d’un artisan tandis que les filles travaillent comme servantes, l’éducation étant alors réservée aux seuls enfants de l’aristocratie et aux riches bourgeois des villes.

Joan Planella i Rodríguez (1849 - 1910) , La vendimia, 1881, huile sur toile, musée du Prado.
Joan Planella i Rodríguez (1849 – 1910), La vendimia, 1881, huile sur toile, musée du Prado.

Néanmoins, au début de la révolution industrielle, qui commença à la fin du XVIIIème siècle en Angleterre et se développa bientôt dans toute l’Europe, le monde économique et professionnel est bouleversé, avec un déclin de la paysannerie et des petits ateliers et l’exode rural massif de populations venues travailler dans les usines et les mines où l’on pratique la division du travail. Au sein de ces nouvelles populations ouvrières, le travail ne concerne pas uniquement les hommes. En effets, les grands patrons encouragent le travail des femmes et des enfants car il permet à la fois d’exercer une pression à la baisse sur les salaires et d’augmenter la main d’œuvre disponible et donc le rendement des machines. Les enfants présentent également l’avantage, de par leur petite taille, de pouvoir effectuer des tâches que les adultes ne peuvent pas réaliser : ainsi cet avantage est employé dans l’industrie textile, où leurs petits doigts permettent de dévider les fils plus facilement, mais aussi dans les mines de fer et de charbon, où ils peuvent accéder à des galeries plus étroites.

Joan Planella i Rodríguez (1849 - 1910),La niña obrera, 1885, huile sur toile, musée d'Histoire de la Catalogne.
Joan Planella i Rodríguez (1849 – 1910),La niña obrera, 1885, huile sur toile, musée d’Histoire de la Catalogne.

Si le travail des enfants n’a donc pas commencé avec l’industrialisation, il devient en revanche à cette époque un phénomène social bien plus problématique qu’auparavant pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’industrialisation soustrait le travail des enfants de l’influence d’une figure tutélaire à laquelle il était auparavant soumis, puisque les enfants ne travaillent désormais plus pour le compte de leur famille ou d’un maître choisi par leurs parents, mais pour celui de patrons avec lesquels ils n’ont aucun autre lien qu’un contrat de travail. Cette déshumanisation du travail concerne bien évidemment également les adultes, mais elle est d’autant plus problématique pour les enfants pour qui l’absence de relation avec l’employeur les prive d’une garantie supplémentaire de prise en compte de leur statut particulier, même s’il est évident que les abus et l’exploitation des enfants existaient déjà dans certains foyers auparavant. Mais outre cela,  une véritable pression économique en faveur du travail des enfants est instaurée par le biais des salaires, incitant les familles à emmener leurs enfants à l’usine ou à la mine dès le plus jeune âge afin de survivre ou d’améliorer leurs maigres revenus. Enfin, l’obsession du rendement, ce-dernier influençant directement sur le salaire, ajoute une pression économique supplémentaire qui pousse à vouloir travailler toujours plus pour pouvoir survivre, et les enfants ne sont là encore pas épargnés.

Hubert von Herkomer (1849-1914), On Strike, 1891, huile sur toile, Royal Academy of Arts.
Hubert von Herkomer (1849-1914), On Strike, 1891, huile sur toile, Royal Academy of Arts.

Les rythmes de labeur éreintants avec des journées de travail de minimum douze heures mais bien souvent davantage, l’exposition aussi bien à des dangers immédiats qu’à des risques sanitaires plus insidieux comme les maladies pulmonaires, et l’éducation précaire qu’ils reçoivent ont des conséquences sur la santé de ces petits travailleurs, et plusieurs études soulèvent au cours du XIXème siècle les disparités de taille ou de mortalité infantile entre les enfants des populations bourgeoises et ceux des populations ouvrières. Mais les considérations des contemporains ne sont pas seulement médicales. A cette époque, un nouvel intérêt pour la personne de l’enfant apparaît, et  par le biais de récits littéraires comme ceux de Jack London, Charles Dickens, Jules Renard ou encore Victor Hugo, l’opinion publique devient de plus en plus sensibilisée au sort de cette population vulnérable longtemps ignorée et aux différentes exploitations dont elle peut faire l’objet. D’ailleurs, en 1856, Victor Hugo lui-même n’hésite pas à prendre la plume pour dénoncer directement l’exploitation des enfants à l’usine dans son poème des Contemplations intitulé « Melancholia » et dont on retient souvent ces vers célèbres : « Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? « . Pourtant,  les industriels contestent ces dénonciations au nom de la liberté économique, arguant, dans une position paternaliste, que le travail permet notamment aux enfants d’échapper au vagabondage.

Peinture de Vicente Cutanda y Toraya (1850-1925).
Peinture de Vicente Cutanda y Toraya (1850-1925).

La première impulsion législative provient de l’Angleterre, où le Factory Act de 1833 impose une réglementation du travail des enfants dans les industries textiles en limitant leur travail hebdomadaire à 48 heure, en interdisant le travail des petits de moins de 9 ans et en limitant le travail à 9 heures par jour pour les enfants dont l’âge est compris entre 9 et 13 ans et à 12 heures par jour pour les autres, dont 1h30 réservée aux repas. Néanmoins, d’une part parce qu’elle ne s’appliquait qu’aux industries textiles et d’autre part parce que les moyens de contrôle étaient très limités, la portée de cette législation s’avère restreinte. La France emboîtera le pas aux Britanniques plusieurs années plus tard, à la suite de la publication en 1840 de l’essai de Charles Dupin intitulé Du travail des enfants mais surtout, la même année, du rapport du médecin Louis René Villermé intitulé Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie  qui invente un nouveau concept économique, celui de conditions de travail, et met en évidence la présence d’enfants parmi ces travailleurs exploités que leur tâche quotidienne réduit presque à l’état de machines. Ce rapport connait un si vif retentissement qu’en 1841, une première loi est adoptée en France pour réglementer le travail des enfants. Celle-ci interdit le travail des enfants de moins  de 8 ans dans les entreprises de plus de 20 salariés et fixe la durée journalière de travail à 8 heures pour les moins de 12 ans et à 12 heures pour les adolescents.

Charles Frederic Ulrich (1858–1908), L'imprimerie du village à Haarlem, pays-Bas, 1884, huile sur panneau de bois,Terra Museum of American Art.
Charles Frederic Ulrich (1858–1908), L’imprimerie du village à Haarlem, pays-Bas, 1884, huile sur panneau de bois,Terra Museum of American Art.

Néanmoins, cette loi n’a pas pour seul objectif la protection de l’enfance… En réalité, elle obéit à une conception  malthusienne de l’économie alors défendue par de nombreux intellectuels, qui veut que si l’on réduit le travail des enfants, ceux-ci cesseront d’être perçus comme un avantage économique pour la famille et cela entraînera, sur le long terme, une limitation des naissances permettant d’augmenter les conditions de vie des familles ouvrières qui auront moins de bouches à nourrir, d’autant plus que la disparition progressive des femmes et des enfants des usines devrait théoriquement faire monter les salaires des ouvriers hommes. Cette revalorisation des salaires n’aura pas vraiment lieu car dès le début du XXème siècle les patrons des usines feront appel à une main d’œuvre étrangère issue de l’immigration.

Vicente Cutanda y Toraya (1850-1925), Epílogo, 1895, huile sur toile, musée du Prado.
Vicente Cutanda y Toraya (1850-1925), Epílogo, 1895, huile sur toile, musée du Prado.

Pour les mêmes raisons que pour l’Angleterre, la loi de 1841 peinera à engendrer de réels effets concrets en France,  si bien que les écrivains continueront à s’insurger contre les conditions de travail des enfants dans les usines comme par exemple Jules Simon dans L’ouvrier  de huit ans, paru en 1867. La loi sera complétée en 1851 par un autre texte législatif imposant la journée de 10 heures pour les enfants de moins de 14 ans, et surtout par un texte de 1874 qui réglemente encore davantage le travail des enfants et des femmes et impose la mise en place d’une police des ateliers chargée de surveiller la bonne application de ces normes. Néanmoins, ce n’est véritablement qu’à partir de la IIIème République et l’instauration de l’instruction primaire obligatoire, avec les lois Jules Ferry de 1881-82, que le travail des enfants connaîtra un net recul en France, entériné par une loi de 1892 interdisant le travail avant 13 ans ou 12 ans pour les enfants disposant de leur certificat d’étude. Ainsi nettement limité par la scolarisation de tous les petits Français, le travail des enfants disparaîtra progressivement durant la première moitié du XXème siècle, jusqu’en 1959 et la promulgation d’une loi encore en vigueur qui interdit le travail aux mineurs de moins de 16 ans.

Jean Geoffroy dit Géo (1853-1924), En classe, le travail des petits, 1889, Ministère de l’Éducation nationale.
Jean Geoffroy dit Géo (1853-1924), En classe, le travail des petits, 1889, Ministère de l’Éducation nationale.

 Sources:

Pierre PIERRARD, Enfants et jeunes ouvriers en France (XIXe-XXesiècles)Paris éd.Ouvrières, 1974

Louis-René VILLERME, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soieParis, Renouard, 1840

Claude FOHLEN, , Le travail au XIXe siècle, Paris, Coll. Que sais-je, 1967

Georges LEFRANC, Histoire du travail et des travailleurs, Paris, Flammarion

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