La légende du phare breton maudit de Tévennec

Comme partout ailleurs, en France nous ne manquons pas de légendes sur des lieux à la sinistre réputation, qu’ils soient considérés comme maudits, hantés, magiques ou simplement dangereux… Mais des endroits qui réunissent toutes ces caractéristiques à la fois, il en existe un situé dans la pointe du Finistère en Bretagne : retour aujourd’hui sur la légende du phare le plus sinistre de France, le phare maudit de Tévennec…

La réputation du raz de Sein comme étant une zone dangereuse n’est plus à refaire: formant entre la pointe du Raz et l’île de Sein un étroit passage maritime aux courants violents et aux nombreux récifs (raz signifiant passage difficile en breton), il fut responsable au cours de l’Histoire de nombreux naufrages, et on l’appelle même la baie des Trépassés. Nombre de légendes lugubres sont nées au fil des siècles dans ce littoral : on en fit tantôt le lieu de départ des druides vers leur ultime demeure, l’île de Sein, tantôt l’endroit sinistre où les marins maudits prendraient la nuit dans leur sommeil la barre du bag-noz, le bateau de la mort chargé d’emmener les âmes des défunts vers l’au-delà, et ce lieu chargé de mystère où la mer semble régner en maître serait même la résidence de l’Ankou, personnification de la mort dans la mythologie bretonne…

Vue sur la pointe du Raz et la baie des trépassés. Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0. Crédits photographiques : Nono vlf.
Vue sur la pointe du Raz et la baie des trépassés. Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0. Crédits photographiques : Nono vlf.

Mais si ces légendes peuvent paraître ancienne et ancestrales, ce n’est qu’au XIXème siècle que le raz de Sein attira sur elle l’attention des autorités maritimes, en raison de la multiplication des accidents liés au développement du cabotage à cette époque, faisant naître la nécessité d’y édifier des phares de signalisation afin de sécuriser la mer.  Dans les années 1870, trois phares furent ainsi construits dans cette zone périlleuse, le phare de la Vieille, le phare d’Ar-Men, et le phare de Tévennec,  une maison-phare de 14 mètres de hauteur édifiée sur un promontoire rocheux escarpé situé à cinq kilomètres de la côte. Inauguré en 1875, le phare de Tévennec fait déjà lors de sa mise en service l’objet d’une curieuse classification de la part du Conseil général des ponts et chaussée : étant situé à 5 kilomètres des côtes, il n’est pas considéré comme un phare de haute mer qui nécessiterait la présence de 3 gardiens –  de tels phares étant appelés Enfer dans le jargon maritime – mais comme un phare insulaire, également surnommé purgatoire, ce surnom laissant deviner l’état d’esprit qui anime les gardiens qui y sont affectés… Et étant donné la petite taille du fanal, il est en outre décidé qu’il suffira d’un seul gardien, et que celui-ci y séjournera à l’année,  à l’instar des gardiens des phares de terre qui eux sont en revanche surnommés paradis.

Carte du raz de Sein et de ses phares.
Carte du raz de Sein et de ses phares.

Mais très vite, Tévennec se révéla loin d’être un paradis, si bien qu’il acquit rapidement la réputation non seulement d’être le pire phare de France, déserté par tous les gardiens qui y séjourneraient, mais également un phare maudit, responsable de la mort ou de la folie de plusieurs sentinelles et le théâtre d’événements étranges voire dramatiques. En 1900, le folkloriste breton Anatole le Braz publie dans son ouvrage  intitulé Le gardien du feu le témoignage du premier gardien du phare, Henri Porsmoguer, qui démissionna au bout de cinq mois et rapporte qu’un jour quelques années avant le début de la construction, un marin d’un navire naufragé parvint à se hisser sur le rocher pour y trouver refuge, où personne ne put lui porter secours en raison des courants trop violents et où il agonisa pendant quatre jours avant de trépasser et de hanter les lieux pour toujours, responsable du bruit semblable à un hurlement que l’on peut entendre sur les lieux depuis lorsque la mer est agitée. Étant confronté au fantôme une nuit de tempête, Porsmoguer décida de poser sa démission quinze jours plus tard. Dans les années 1930, l’écrivain Charles le Goffic, membre éminent de l’Académie française, publie à son tour un récit de la légende noire du phare de Tévennec dans son feuilleton intitulé Les phares. Il y raconte qu’un prêtre tenta de venir exorciser les lieux, mais que rien n’y fit : l’un des gardiens fut retrouvé mort dans son lit, un autre devint fou, croyant voir son père raflé sous ses yeux par une lame, d’autres se suicidèrent ou tuèrent des membres de leur famille… La réputation d’écrivain sérieux attachée à Charles le Goffic fit que personne ne douta de la véracité de l’Histoire du phare de Tévennec et de ses gardiens, considérées pendant de nombreuses décennies comme des faits historiques avérés.

Ivan Konstantinovich Aivazovsky (1817-1900), Le naufrage, 1873, huile sur toile, collection privée.
Ivan Konstantinovich Aivazovsky (1817-1900), Le naufrage, 1873, huile sur toile, collection privée.

Pourtant, à la fin des années 1990, un historien spécialiste de la signalisation maritime du nom de Jean-Christophe Fichou permit de faire toute la lumière sur la légende noire du phare de Tévennec, et en consultant les archives de Quimper, il constata qu’il n’était fait mention d’aucun gardien devenu fou, ni de mort étrange. Seule une sentinelle du phare fut effectivement retrouvé mort pendant son service, mais ce décès apparaît comme une simple conséquence de son alcoolisme et d’un état de santé dégradé. Une histoire dramatique a bel et bien eu lieu dans un phare du raz de Sein, mais ce ne fut pas à Tévennec, mais au phare de la Vieille situé à proximité, où en 1926, deux gardiens anciens mutilés de guerre affectés là sont isolés pendant des semaines en raison d’une violente tempête, l’une des goélettes tentant de venir leur porter secours se brisant corps et biens contre les rochers de Plogoff. Ils seront finalement secourus au bout de deux mois par des pêcheurs et le gardien du phare voisin, qui durent pour cela nager dans les eaux glacées en se tenant à une corde jetée entre leur barque et l’escalier du phare.

Le phare de la Vieille vu depuis la pointe du Raz.
Le phare de la Vieille vu depuis la pointe du Raz.

En revanche, la difficulté des conditions de vie sur le phare de Tévennec est bel et bien une réalité. Pas moins de 23 gardiens s’y sont succédés en 35 ans et ni la décision d’y placer deux sentinelles, au bout de seulement quelques mois, ni celle, en 1898, de l’ouvrir aux couples mariés, ne permirent d’assurer une permanence stable au gardiennage du phare.  Ne trouvant plus personne pour assurer ce poste, le gouvernement en fit finalement en 1910 le premier phare automatisé de France. La cause de ces nombreux départs est vraisemblablement due à la mer très agitée aux abords du rocher de Tévennec, qui rend très difficile tout contact avec l’extérieur : alors que le ravitaillement devait être assuré tous les quinze jours, il arrivait fréquemment que la mer ne le rendît impossible, si bien que l’un des couples installés sur le phare avait été contraint d’y élever une vache pour assurer la production de lait. En outre, la difficulté du métier de gardien de phare en mer est bien connue pour la solitude qu’elle engendre, qui peut avoir des conséquences non négligeables sur le bien-être psychologique de ceux qui l’exercent. Il parait donc d’autant plus incongru qu’après la Première Guerre mondiale, la loi de 1924 sur les emplois réservés fit que ce poste était souvent confié à des mutilés de guerre, les autorités ne semblant pas remarquer que ce n’était pas la meilleure assignation pour des hommes déjà traumatisés par les horreurs du conflit et physiquement diminués, comme le prouve l’histoire du phare de la Vieille… D’ailleurs, l’automatisation progressive des phares tout au long du XXème siècle a mené à la disparition de ce métier : aujourd’hui, Henri Richard, gardien au Cap Fréhel, est connu pour être le dernier gardien de phare de France.

Le phare de Tévennec. Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0. Crédits photographiques : Bastenbas.
Le phare de Tévennec. Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0. Crédits photographiques : Bastenbas.

Concernant les bruits étranges entendus par les gardiens sur le rocher de Tévennec, des plongeurs menèrent une enquête sur place en 1980 et émirent l’hypothèse qu’ils seraient en réalité dus à la présence d’un tunnel sous-marin d’une vingtaine de mètres sous le rocher, dans lequel l’eau s’engouffrerait comme dans un siphon naturel lors des grandes marées. Néanmoins, le phare de Tévennec continue toujours de susciter la fascination de nos jours. En 2016, l’écrivain français Marc Pointud, président de l’association Phares et Balises qui milite pour la préservation du patrimoine breton, a décidé de passer deux mois seul sur le phare de Tévennec afin de rendre compte de l’état de délabrement du site inoccupé depuis plus d’un siècle, une expérience largement relayée par la presse nationale.  Cette même année, le phare fut inscrit au titre des monuments historiques, témoin de son rôle emblématique dans l’Histoire de la Bretagne. Si les légendes du raz de Sein livrent peu à peu tous leurs secrets, il reste en tous cas une chose qui ne change pas: la beauté de ce lieu mythique.

Pointe du Raz, vue de la baie des Trépassés. Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0. Crédits photographiques : Nono vlf.
Pointe du Raz, vue de la baie des Trépassés. Licence Creative Commons CC BY-SA 4.0. Crédits photographiques : Nono vlf.
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