La terrible épidémie de choléra de 1832

Si l’on a souvent en mémoire la peste noire qui s’abattit sur l’Europe en 1348 ou bien encore l’épidémie de grippe espagnole qui sévit en 1918 à la fin de la Première Guerre mondiale quand on évoque les grandes épidémies de l’Histoire, une autre maladie tout aussi mortelle mais plus méconnue plongea l’Europe dans l’effroi en 1832, le choléra. Retour aujourd’hui sur l’épidémie la plus mortelle du XIXème siècle et ses conséquences…

Endémique depuis plusieurs siècles dans le delta du Gange en Inde, le choléra fait une première apparition à l’étranger en 1823, lorsqu’il atteint le Caucase et l’Anatolie; néanmoins, le rude hiver qui sévit cette année-là permet de bloquer l’épidémie à Astrakan, aux portes de la Russie d’Europe. Mais le mal n’était pas éradiqué :  à peine quelques années plus tard, en 1826, une nouvelle épidémie de choléra gagne les régions des montagnes de l’Oural, puis bientôt l’ensemble de la Russie, malgré les mesures sanitaires ordonnées par le tsar Nicolas Ier. Le conflit qui oppose la Russie à la Pologne entre 1826 et 1831 permet à la maladie de franchir les frontières russes une première fois, avant de se propager dans les pays frontaliers de la Pologne, atteignant Berlin au début de l’année 1831.  Puis l’épidémie gagne l’Europe de l’Ouest par les mers : en dépit des mesures de quarantaine prises par le gouvernement britannique envers les bateaux en provenance de Russie, celui qu’on appelle alors le choléra-morbus fait son apparition en Angleterre en décembre 1831, lorsqu’il se déclare dans la ville portuaire de Sunderland.

Horace Vernet (1789-1863), Etude pour "Le choléra-morbus à bord de la Melpomène", 1833.
Horace Vernet (1789-1863), Etude pour « Le choléra-morbus à bord de la Melpomène », 1833.

Suivant la progression de l’épidémie depuis plusieurs mois, la France espère y échapper, et dès le mois d’août 1831, le gouvernement de Louis-Philippe met en oeuvre un plan de lutte contre le choléra grâce à des mesures sanitaires et des mesures préventives d’ordre public. Les préfectures imposent des dispositions d’inspection sanitaire et de quarantaine dans tous les ports du pays, tandis qu’au niveau communal, le gouvernement ordonne la création de commissions ou conseils de salubrité chargés de veiller à la propreté des villes. Malheureusement, le choléra parvient à faire son entrée en France le 15 mars 1832, lorsqu’un passager malade débarque au port de Calais; puis la maladie ne tarde pas à gagner Paris, et en seulement quelques jours, entre le 26 mars et le 1er avril, elle a déjà infesté la capitale.

Les symptômes de la maladie sont des diarrhées brutales et des vomissements entraînant une déshydratation rapide et mortelle des patients, parfois en seulement quelques heures. L’avancement de la médecine à cette époque ne permet pas d’identifier la bacille à l’origine de la maladie, ni de connaître précisément son mode de contamination, et donc de mettre en place un traitement efficace. En guise de traitement, l’Académie royale de médecine préconise alors des bains de jambes, des sinapismes (c’est-à-dire des cataplasmes à la farine de moutarde), et des infusions de fleur de guimauve. En réalité, chaque médecin se contente de tester ses propres remèdes, comme des sangsues, des débilitants ou bien des frictions. On ignore même s’il vaut mieux réhydrater les cholériques ou bien les priver d’eau.

Luke Fildes (1843-1927), The Doctor (Le docteur), 1891, huile sur toile, Tate Museum.
Luke Fildes (1843-1927), The Doctor (Le docteur), 1891, huile sur toile, Tate Museum.

Même si le mode précis de transmission de la maladie est alors inconnu (comme on l’apprendra plus tard, on est contaminé en ingérant de l’eau de boisson contaminée par des déjections de personnes infectées), le lien entre la contamination et de mauvaises conditions sanitaires est en revanche déjà  supposé. Ainsi, ce sont tout d’abord les populations les plus défavorisées, s’entassant dans des logements surpeuplés et insalubres, qui sont atteintes, d’autant plus que les systèmes d’évacuation et de filtrage des eaux étaient encore quasiment inexistants dans les villes à cette époque. Cette inégalité des populations urbaines face à la morbidité et le rôle de l’absence d’infrastructures sanitaires dans la propagation des maladies avaient déjà été mis en évidence en 1829 par le célèbre médecin Louis René Villermé dans sa revue Les Annales d’Hygiène publique, mais les autorités n’avaient pas encore saisi l’importance de mettre en place des systèmes publics de traitement des déchets et des eaux usées dans les villes.

Philippe-Auguste Jeanron (1808–1877), Scène de Paris, 1833, huile sur toile, musée des beaux-arts de Chartres.
Philippe-Auguste Jeanron (1808–1877), Scène de Paris, 1833, huile sur toile, musée des beaux-arts de Chartres.

Toutefois, en raison de la cohabitation sociale qui subsiste dans certains quartiers commerçants, l’épidémie qui frappe le pays en 1832 ne tarde pas à atteindre également les populations aisées, emportant même plusieurs personnalités de l’époque. La plus célèbre d’entre elles est le Président du Conseil (c’est-à-dire le chef du gouvernement) et ministre de l’intérieur de Louis-Philippe, Casimir Perier, qui rendit visite aux malades contaminés de l’Hôtel-Dieu au début de l’épidémie, le 1er avril 1832,  en compagnie du duc d’Orléans, le fils du roi. Saisi d’un pressentiment, l’homme politique voulut renoncer à entrer dans la salle, mais le duc d’Orléans lui répondit dans une réplique demeurée célèbre : « Monsieur, le vin est tiré, il faut le boire« . Après plusieurs semaines d’atroces souffrances, Casimir Perier finit par succomber à la maladie le 16 mai. Parmi les autres victimes célèbres, on peut citer les généraux de l’Empire Jean Maximilien Lamarque et Pierre Daumesnil, ou bien encore en Allemagne le philosophe Friedrich Hegel. Comme le rapportent les journaux de l’époque, Paris se transforme alors en un théâtre de désolation : les rues sont désertées, et de nombreuses personnalités comme par exemple Alexandre Dumas fuient la capitale et même le pays, tandis que les hôpitaux publics sont surpeuplés, tel l’Hôtel-Dieu, qui recense un taux de plus de 45% de mortalité au printemps 1832. Fort heureusement, l’épidémie sera aussi fulgurante qu’elle fut mortelle: elle commence à décroître à partir de juin, puis diminue continuellement à partir du mois d’août. Le 1er octobre, elle est officiellement considérée comme éteinte. Au total, l’épidémie de 1832 aura fait plus de 100 000 morts en France, dont 20 000 à Paris. D’autres épidémies, moins virulentes, se déclareront à nouveau en France en 1854 et 1865. Le bacille de la choléra, appelé le bacille virgule, sera découvert par Koch 1884.

Alfred Johannot (1800-1837), Le duc d'Orléans visitant les malades de l'Hôtel-Dieu pendant l'épidémie de choléra, en 1832, 1832, huile sur toile, musée Carnavalet.
Alfred Johannot (1800-1837), Le duc d’Orléans visitant les malades de l’Hôtel-Dieu pendant l’épidémie de choléra, en 1832, 1832, huile sur toile, musée Carnavalet.

Malgré son bilan tragique, l’épidémie de choléra de 1832 permit néanmoins une prise de conscience de la nécessité de construire des installations sanitaires efficaces, et elle contribua au développement d’un nouveau courant de pensée, l’hygiénisme, qui met en évidence le lien entre hygiène, moralité et santé publique. L’importante mortalité associée à des maladies comme le choléra, la syphilis ou la tuberculose au XIXème siècle est comprise comme étant une conséquence directe du manque d’hygiène et de la promiscuité au sein des populations urbaines, et les hygiénistes mettent en avant le rôle des autorités à jouer en ce domaine, à la fois en matière d’urbanisme, avec des infrastructures sanitaires, et sur le plan moral, avec des mesures politiques permettant un contrôle accru des mœurs (culminant avec les lois sur l’alcoolisme ou la réglementation de la prostitution).  Dans les années qui suivirent l’épidémie de 1832, des mesures draconiennes d’assainissement des quartiers insalubres de la capitales sont mises en place, et la construction d’infrastructures sanitaires au sein de la capitale, tout comme la démolition des « ghettos urbains », seront actées sous le Second Empire avec les travaux entrepris par le baron Haussmann. Enfin, l’épidémie de 1832 aura également permis outre-Manche à une invention médicale capitale de voir le jour : la première perfusion en intraveineuse, mise au point par le médecin britannique Thomas Latta, qui trouva là un moyen efficace d’injecter une solution saline à ses patients pour leur éviter la déshydratation.

Charles Marville (1813–1879), Avenue de l'Opéra : démolition. Photographie, 1876, Brown University Library.
Charles Marville (1813–1879), Avenue de l’Opéra : démolition. Photographie, 1876, Brown University Library.

Enfin, l’épidémie de 1832 aura également laissé des traces dans la culture populaire.  Elle est décrite dans le célèbre roman  d’Eugène Sue publié en 1842, Les mystères de Paris, qui fut l’une des premières œuvres littéraires à montrer le quotidien des classes populaires urbaines, puis deux ans plus tard dans un autre roman du même auteur, Le juif errant. Dans un tout autre style, le célèbre écrivain romantique François-René de Chateaubriand consacre un chapitre de ses Mémoires d’Outre-tombe, achevées en 1841, au choléra qui sévit cette année-là, précédé par un chapitre intitulé « La peste », montrant bien le rapprochement entre ces deux maladies dans l’inconscient collectif.  D’ailleurs, un siècle plus tard, dans son roman Le hussard sur le toit publié en 1951 et qui se déroule en Provence en 1832, l’écrivain Jean Giono met également en scène l’épidémie de choléra qui décima la France cette année-là, et la maladie y a alors davantage valeur symbolique que celle d’un véritable élément historique. Les descriptions de Giono sont loin d’être fidèles à la réalité de l’épidémie, tant dans les modes de transmission de la maladie que dans ses symptômes, et le choléra apparaît plutôt dans le roman comme une métaphore illustrant la peur, la haine et la passivité qui détruisent les Hommes, bien plus que la maladie elle-même. C’est cette même dimension symbolique que donnera Albert Camus à l’épidémie de peste d’Oran dans son roman La Peste (1947). Ainsi, tout comme la peste, le choléra fait partie de ces grandes épidémies qui permettent de révéler la vraie nature des Hommes, donnant à voir le meilleur comme le pire de l’humanité; et à ce titre, elles n’ont pas fini de nous fasciner.

Jules Elie Delaunay (1828-1891), Peste à Rome, 1869, huile sur toile, musée d'Orsay.
Jules Elie Delaunay (1828-1891), Peste à Rome, 1869, huile sur toile, musée d’Orsay.
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9 pensées sur “La terrible épidémie de choléra de 1832

  • 15 mars 2019 à 19 h 39 min
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    Cette épidémie de 1832 va rester présente en Italie du Nord dans certaines vallées des Apennins jusqu’en 1860 : cela va déclencher la première grosse vague d’émigration vers les USA et l’Argentine !

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  • 16 mars 2019 à 2 h 29 min
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    Article très intéressant !
    Savez-vous s’il existe une carte de France de cette épidémie de 1832 ?

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    • 16 mars 2019 à 10 h 02 min
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      Je ne crois pas mais cela pourrait être un bon challenge pour un historien d’en établir une !

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      • 30 mai 2019 à 10 h 21 min
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        Il y en a eu une aussi en 1849 mon AAAgrand-père sa femme et un de ses fils en sont dcd en 3 jours, dans le village dans l’ESSONNE sur le registre d’état civil 165 morts en quelques jours

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  • 2 avril 2019 à 20 h 26 min
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    merci pour cet article et la qualité de vos articles (ceux que j’ai lus jusqu’ici 😉 ) !
    L’épidémie de 1832 est clairement reliée à l’éruption du volcan indonésien le Tambora en avril 1815. Cette éruption majeure a chimiquement modifié l’eau de toute la région, la dotant de propriétés qui favorisent la bactérie du choléra. Tous les pays près du golfe du Bengale sont touchés, les pélerinages et échanges commerciaux propagent petit à petit la bactérie jusqu’en Europe.

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    • 7 avril 2019 à 19 h 48 min
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      Merci pour l’information c’est intéressant! 🙂

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