Quand Londres se transforma en fosse septique : la Grande Puanteur de 1858

Au XIXème siècle, Londres est la ville la plus grande, la plus peuplée et la plus riche du monde. Ayant profité des avancées technologiques apportées par la Révolution Industrielle, elle connait un boom démographique qui fait d’elle le théâtre d’un impressionnant problème sanitaire atteignant son point d’orgue en 1858, durant ce que l’on appellera la « Grande Puanteur ». Retour aujourd’hui sur cet épisode improbable qui a pourtant permis de transformer Londres en capitale moderne et de sauver des milliers de vies.

Le début du XIXème siècle est la période qui consacre Londres comme première puissance industrielle de l’Europe et du monde. Grâce aux multiples industries qui s’y sont implantées, en à peine cinquante ans, la population de la capitale britannique a plus que doublé : de 850 000 habitants en 1801, elle passe à 2,4 millions en 1851. Mais cet essor démographique pose un problème de taille, celui du traitement des déchets, et notamment les déchets organiques et domestiques.  Ils sont alors rejetés dans des fosses d’aisance tellement saturées qu’elles débordent régulièrement et viennent alimenter les anciennes rivières naturelles et les conduits d’évacuation des eaux de pluie, devenus de véritables égouts publics se déversant ensuite dans la Tamise. L’invention à la fin du XVIIIème siècle des water-closets,  les toilettes privatives à chasse d’eau, et leur généralisation au sein des foyers dans les décennies qui suivirent, amplifient dramatiquement ce phénomène, et la Tamise devient remplie de tous les déchets possibles et imaginables : les très nombreux excréments humains des Londoniens, mais aussi les carcasses d’animaux des abattoirs, ainsi que les produits chimiques utilisés par les tanneries présentes sur ses rives. Ce problème est d’autant plus important que contrairement à la Seine, la Tamise n’est pas bordée de quais à cette époque et ses rives sont donc marécageuses, donnant directement sur la ville.

William Heath (1794–1840),
Monster Soup commonly called Thames Water (Une soupe monstrueuse appelée l’eau de la Tamise), 1828, caricature dénonçant l’impureté de l’eau extraite de la Tamise.

Ainsi, dès les années 1840, la Tamise atteint un état de pollution tristement connu de tous. Dans son roman-feuilleton La Petite Dorrit publié entre 1855 et 1857, Charles Dickens décrit le fleuve en ces termes : « Un égout infect et meurtrier, qui aurait dû être une belle et fraîche rivière, coulait et refluait au cœur même de la ville« . La même année, le scientifique Michael Faraday fait l’expérience de faire tomber des morceaux de papier blanc dans la rivière, et constate qu’elles disparaissent de la vue à seulement 2 centimètres en dessous de la surface, s’insurgeant dans un article paru dans le Times de l’état de l’eau du fleuve, qu’il compare à un « fluide marron pâle opaque » et implorant les autorités d’agir avant qu’il ne soit trop tard.

The silent highwayman : la Mort rame sur la Tamise. Caricature du 10 juillet 1858 publiée dans le magazine Punch.

Pourtant, à cette époque, le déversement des eaux usées dans la Tamise est encore perçu comme une solution à un mal que l’on redoute davantage encore que la pollution du fleuve : le choléra, cette maladie importée d’Inde qui emporte ceux qui en sont atteints en moins de quarante-huit heures par des diarrhées mortelles et qui cristallise depuis son apparition en Europe en 1831 toutes les angoisses sanitaires des populations et des autorités. Plus que n’importe quelle autre ville européenne, Londres s’avère particulièrement touchée par ce fléau : si la première épidémie n’y avait fait « que » 6000 morts en 1832, une seconde épidémie y éclate en 1848, causant cette fois-ci un bilan dramatiquement meurtrier de 14 000 décès, puis une troisième épidémie y  emporte encore 10 000 autres personnes en 1853-54. La théorie médicale qui prévaut alors pour expliquer l’origine du choléra est la théorie des miasmes, qui existe depuis l’Antiquité et veut que les grandes épidémies soient causées par des particules invisibles présentes dans l’air vicié (on se souvient des fameux masques en forme de bec d’oiseau portés par les médecins pendant les épidémies de peste). Ainsi, dès l’épidémie de 1848, le réformateur social Edwin Chadwik, membre de la Commission métropolitaine des égouts fondée cette année-là, prend une décision qui ne fait en réalité qu’aggraver le problème : persuadé que les miasmes présents dans les fosses d’aisance sont la cause du choléra qui se propage en ville, il décide de vider ces-dernières et d’inonder les canaux d’évacuation, déversant ainsi  tous les déchets humains qui s’y trouvaient depuis des années dans la Tamise et augmentant ainsi de manière considérable la pollution de la rivière.

Pavel Fedotov  (1815–1852), C’est la faute du choléra,
1848, huile sur toile.

Ce que les autorités ignorent, c’est qu’en réalité, la véritable cause du choléra est toute autre : dès l’épidémie de 1848-49, un médecin du nom de John Snow (non, pas celui de Game of Thrones) observe que l’épidémie touche davantage les quartiers de la ville desservis par certaines compagnies de distribution d’eau et émet l’hypothèse que le mode de transmission du choléra soit d’origine hydrique, c’est-à-dire véhiculé par l’eau, hypothèse qu’il affirme avec encore plus de conviction après l’épidémie de 1853-54. Durant cette troisième épidémie, il fit l’expérience de retirer la poignée d’une pompe à eau qu’il pensait contaminée dans le quartier de Soho, ce qui eut pour résultat de mettre rapidement fin à l’épidémie dans ce quartier de Londres. Or, la plupart des compagnies de distribution d’eau présentes à Londres à cette époque venaient s’approvisionner…directement dans la Tamise, expliquant ainsi la prolifération du choléra dans la ville au vu de l’état d’insalubrité de la rivière, véritable paradis pour les bactéries. Malheureusement, malgré ses résultats, les thèses de John Snow sont encore à ce moment-là largement ignorées par la communauté scientifique.

Pompe à eau sans poignée érigée à Broadwick Street en l’honneur de l’action de John Snow durant la troisième épidémie de choléra en Londres, en 1854, et de sa découverte de l’origine hydrique de la pandémie. Licence Creative Commons CC BY-SA 2.0. Crédits photos : Justin Cormack 

La construction d’égouts qui permettraient de débarrasser la Tamise des déchets venant s’y déverser en plein cœur de la ville n’est donc pas encore une priorité gouvernementale au début des années 1850. Pourtant, le Bureau Métropolitain des Travaux, qui remplace en 1855 la Commission des égouts en centralisant plusieurs services de la capitale, tente de trouver des solutions à ce problème, et notamment l’ingénieur en chef Jozeph Bazalgette, qui, après étudié 137 propositions de particuliers recueillies par le Times et avoir examiné la question pendant des années, a élaboré les plans d’un système d’égouts qui permettrait, avec la constructions de plus de 1000 kilomètres de canalisations supplémentaires, de détourner les eaux usées de la Tamise pour les acheminer vers deux déversoirs situés en aval du fleuve, où la marée est plus importante, l’un au Sud de la rivière et l’autre au Nord. Mais les politiciens estiment alors que les égouts imaginés par Bazalgette ne déverseraient pas les eaux assez loin de la capitale, et malgré plusieurs modifications successives, ses plans sont rejetés à plusieurs reprises en 1856 et 1857.

Le Palais de Westminster reconstruit dans un style néogothique après l’incendie de 1834 donne directement sur les rives de la Tamise.

C’est finalement le début du mois de juin 1858 qui fait exploser la situation. En effet, à ce moment-là, Londres est victime d’une vague de chaleur faisant atteindre à la capitale des températures de 34-36° C, allant jusqu’à 48°C en plein soleil. De telles températures ont pour effet d’assécher le fleuve et de faire baisser considérablement le niveau de l’eau, laissant ainsi les millions de déchets et d’excréments qui se trouvaient dans la Tamise « griller » au soleil sur ses rives. L’odeur émise par ces déchets devient pestilentielle, et fait de la capitale britannique une gigantesque fosse d’aisance à l’air pratiquement irrespirable. Cette fois-ci, plus personne ne peut ignorer le problème causé par la présence de ces déchets dans la Tamise, ni la reine Victoria et le prince Albert, contraints d’annuler une promenade en bateau sur le fleuve, ni les députés dont le parlement de Westminster nouvellement reconstruit par l’architecte Charles Barry donne directement sur les rives du fleuve. Pour tenter de masquer l’odeur, les rideaux du palais de Westminster sont aspergés de chlorure de chaux mais rien n’y fait, et les députés sont contraints de porter un mouchoir sur le nez pendant les séances, du moins pour ceux qui n’ont pas déjà fui à la campagne par crainte d’une nouvelle épidémie de choléra causée par ces miasmes. Que ce soit la présence de cette odeur pestilentielle ou la crainte d’une nouvelle épidémie de choléra, cet événement que la presse surnomme déjà « La Grande Puanteur » contraint les députés à agir,et vite. Le 15 juin, après un discours où il compara le fleuve à une « fosse stygienne »,  le chancelier de l’échiquier Benjamin Disraeli fait passer le projet de loi qui accorde au
Bureau Métropolitain des Travaux 3 millions de livres pour mener à bien la construction des égouts, dont les travaux doivent commencer le plus tôt possible. La loi est débattue dans un temps record de 18 jours et est promulguée le 2 août, donnant enfin le feu vert aux projets de Bazalgette, au moment où l’odeur commence enfin à s’estomper grâce à des températures plus favorables.

Ford Madox Brown (1821-1893), Work, peinture immortalisant les travaux des égouts à Londres, 1852-1865, huile sur toile, Manchester Art Gallery.

Dès le mois de septembre, les travaux commencent sur les deux rives de la Tamise, pour construire un réseau de plus de 1800 kilomètres d’égouts détournant les eaux usées du centre ville afin de les déverser à plusieurs kilomètres  à l’Est de Londres,  à Beckton pour le déversoir Nord et à Crossness pour le déversoir Sud. Le système imaginé par Balzagette repose sur le principe de la gravité qui permet un écoulement suffisant des eaux usées, complété par la construction de plusieurs stations de pompage permettant de les acheminer là où la pente n’est pas assez élevée. Certaines de ces stations, et notamment celles de Crossness et d’Abbey Mill, sont conçues non seulement comme des prouesses technologiques mais aussi des petites merveilles architecturales, imaginées par Joseph Bazalgette et l’architecte Charles Henry Driver dans un style éclectique proche du néo-byzantin. Outre ces édifices aujourd’hui considérés comme des monuments protégés par le gouvernement britannique, le projet de Bazalgette permet enfin la construction de quais dignes de ce nom au bord de la Tamise, les fameux Thames Embankments : le Victoria Embankment construit entre 1865 et 1870 au niveau du palais de Westminster et le Albert Embankment construit entre 1866 et 1869 en face. Toutes deux inaugurées par le prince Albert en personne, ces digues permettent également de désengorger considérablement le trafic dans la ville, contribuant ainsi de manière non négligeable à la modernisation de Londres à cette époque.

A gauche : la station de pompage de Crossness, licence Creative Commons CC BY-SA 2.0. Crédits photos : Christine Matthews
A droite : la station de pompage d’Abbey Mills, licence Creative Commons CC BY-SA 3.0. Crédits photos : Velella

Les travaux menés par Bazalgette ont également amené d’autres progrès en terme de chantier : il impose des tests de qualité très strict sur ses matériaux, alors que ce procédé était loin d’être la norme à l’époque, il démocratise l’utilisation du ciment de Portland et accorde aux ouvriers une augmentation salariale conséquente après une grève de la part de ces-derniers quelques mois après le début des travaux. Le système d’égouts Nord est achevé en 1865 et le système Sud en 1868, après seulement dix années de travaux. Malgré son avancée technologique et sanitaire, le système conçu par Bazalgette possède toutefois un défaut majeur, celui de rejeter encore les déchets dans la Tamise, polluant ainsi les zones environnantes. Une polémique éclata à ce sujet en 1878, lorsque le bateau Princess Alice fait naufrage non loin du déversoir de Beckton et cause plus de 600 morts, certains affirmant qu’une partie de ces décès n’est pas à imputer à la noyade mais à l’empoisonnement des naufragés par les eaux du fleuve. Dès les années 1880, les déchets solides sont donc séparés des liquides pour être déversés…directement dans la mer du Nord, une situation qui dura plus de 100 ans jusqu’à qu’elle ne soit condamnée par la Cour de Justice de l’Union Européenne en 1998, forçant les Londoniens à mettre enfin en place un système de traitement des déchets digne de ce nom.

Le grand désastre sur la Tamise : le repêchage des corps après le naufrage du SS Princess Alice. Illustrated London News, 14 septembre 1878.

Les égouts construits grâce à la Grande Puanteur ont en tous cas permis d’améliorer considérablement la situation sanitaire de la capitale britannique et ont permis d’y éradiquer définitivement le choléra. Une seule épidémie se déclara en 1866, mais elle concernait alors une partie de la ville qui n’était pas encore reliée au système imaginé par Bazalgette, et cette occurrence contribua à ancrer l’idée, défendue quinze ans plus tôt par John Snow, que cette épidémie se transmettait bel et bien par l’eau, avant que le scientifique Robert Koch ne parvienne enfin à prouver à l’ensemble de la communauté médicale l’origine bactérienne du choléra en 1884. Quant au système imaginé par Bazalgette, prévu pour supporter une augmentation démographique de 1,5 millions d’habitants, c’est encore lui qui recueille les eaux usagées des Londoniens de nos jours, amélioré par divers aménagements afin de correspondre aux besoins d’une capitale dont la population est aujourd’hui de plus de 8 millions d’habitants.

Claude Monet (1840-1926), La Tamise et le Parlement, 1871, huile sur toile, Londres, National Gallery.
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