Les Robinson Crusoé qui ont inspiré Jules Verne : les naufragés des îles Auckland

Si en matière de survie sur une île déserte l’exemple d’Alexander Selkirk, qui a inspiré le personnage de Robinson Crusoé, est souvent le plus connu, en 1864 et 1865, un groupe de naufragés est parvenu à survivre près de vingt mois dans des conditions extrêmes sur une île près de l’Antarctique, grâce à l’incroyable ingéniosité de l’un d’entre eux, le Français François Raynal. Retour aujourd’hui sur l’une des aventures les plus incroyables que la survie en milieu hostile ait pu donner.

Le 12 novembre 1863, un équipage composé de cinq personnes de cinq nationalités différentes embarque à bord de la goélette Grafton à Sidney en direction de l’île Campbell, une île subantarctique inhabitée de Nouvelle-Zélande. C’est le drapier Charles Sarpy qui, soupçonnant l’existence de mines d’étain argentifère sur l’île Campbell, a suggéré cette expédition à son ami le marin et chercheur d’or français François Edouard Raynal; en outre, il proposa à Raynal de se rendre ensuite sur les îles Auckland pour y chasser le phoque, dont la peau et la graisse étaient très recherchées. Raynal accepta à condition de ne pas prendre le commandement du navire, qui fut confié au capitaine américain Thomas Musgrave. Un marin norvégien, Alexandre McLaren, un matelot anglais, George Harris, et un cuisinier portugais, Henri Forges, complétaient l’équipage. Après une expédition infructueuse pour trouver des gisements sur l’île Campbell, l’équipage prit la direction des îles Auckland, mais ils durent affronter en chemin de terribles tempêtes qui firent échouer le navire contre les rochers de l’île Auckland, une île inhabitée située à quelques 465 kilomètres au Sud de la Nouvelle-Zélande.

Vue de Carnley Harbour où le navire a fait naufrage

Commence alors l’aventure de ces naufragés qui, heureusement pour eux, purent récupérer de nombreux objets sur le navire resté coincé dans les rochers et qui ne fut pas emporté par la mer : de la nourriture pour deux mois, des outils, du matériel de navigation, ainsi que le pistolet, la poudre, le plomb et la toile de Raynal. Très vite, grâce à l’expérience du chercheur d’or Raynal dans les contrées hostiles d’Australie et à son sens pratique, les survivants s’organisent : ils construisent une première tente à partir des voiles du bateau et des espars, parviennent à faire du feu, et commencent à chasser des poissons, des oiseaux et des lions de mer, très abondants en plein été austral. Ils purent ainsi aisément survivre au-delà des deux mois que leur permettait la nourriture trouvée sur l’épave avec cette viande trouvée in-situ. Dans les semaines qui suivirent, grâce aux outils qu’ils avaient pu récupérer sur le navire, ils purent en suivant les idées de Raynal construire une véritable cabane avec des pierres et le bois de charpente du navire et avec du ciment qu’il avait lui-même confectionné. Cette cabane, qu’ils baptisèrent sur une suggestion de Musgrave « Epigwaitt« , un mot amérindien signifiant « habitation au bord de l’eau« , était équipée d’une cheminée en pierre, de lits sommaires pour dormir, d’une table à manger et d’un bureau. Les marins surent tirer profit de tous les matériaux disponibles pour leur survie : ils se confectionnèrent des vêtements en peau de phoque et fabriquèrent même du savon avec de la graisse de phoque et des cendre filtrées.

La population de lions de mer des îles Auckland.

Mais Raynal avait parfaitement conscience que, davantage encore que le confort matériel, un élément était nécessaire à la survie du groupe : sa cohésion et son mental. Aussi suggéra-t-il l’idée d’écrire une Constitution qui régirait la vie du groupe et les relations entre ses membres. Cette Constitution fut rédigée sur la première page d’une Bible qu’ils avaient pu sauver du naufrage, et se composait de six articles qu’ils devaient lire chaque dimanche à voix haute après la lecture d’un passage de la Bible. Elle prévoyait le choix d’un « chef de famille », qui jouirait de deux privilèges symboliques, celui de siéger au bout de la table lors des repas et une dispense des corvées de vaisselle et de ménage hebdomadaire, mais qui pour le reste participerait à la vie du groupe exactement comme les autres membres. Son rôle serait de prendre les décisions, sauf les plus importantes qui nécessitaient consultation du groupe, et de trancher les litiges entre les autres membres de la Communauté. Raynal suggéra d’élire le capitaine Musgrave comme chef de famille, ce que les autres membres approuvèrent; toutefois, une clause prévoyait que ce chef pouvait être destitué par les membres du groupe en cas de comportement abusif ou despotique de sa part. Cette Constitution permit d’assurer la bonne entente et la stabilité du groupe pendant tout le temps que dura leur exil forcé. En outre, Raynal fabriqua divers objets permettant au groupe de se divertir, comme un jeu d’échecs, des dominos et un jeu de cartes, qu’il préféra détruire peu de temps après avoir découvert que le capitaine Musgrave était un très mauvais perdant. Dans le même esprit, il abandonna sa petite distillerie fait maison qui lui avait permis de fabriquer une bière à partir de mégaherbes trouvées sur l’île, sachant les effets que pourrait avoir l’alcool sur leur petit groupe. Pour les garder occupés autrement, il dispensa même des cours de littérature et des classes de lecture aux autres marins afin d’égayer leur séjour. En outre, le journal tenu par Musgrave sur l’île (rédigé, lorsque l’encre vint à manquer, avec du sang de phoque), tout comme les récits ultérieurs de Raynal témoignent de l’importante religiosité des naufragés, dont la piété fut d’un grand secours dans cette épreuve.

Les restes de la cabane des naufragés sur l’île, Epigwaitt.

Car en effet, malheureusement pour eux, les naufragés du Grafton furent condamnés à rester de nombreux mois sur leur île sans que ne viennent les secours tant espérés. Au bout de plus d’un an passé sur l’île et à l’approche d’un hiver qui pourrait bien signer la fin de leur séjour, Raynal proposa de construire à partir des restes de l’épave un dériveur qui leur permettrait de gagner une terre habitée. La construction d’un tel radeau de secours avait pris du temps, car malgré les ressources abondantes qu’ils avaient pu trouver sur l’île, les naufragés ne disposaient que d’outils rudimentaires et ils durent attendre que Raynal ne construise une forge en utilisant deux soufflets fabriqués à partir de peau de phoque, permettant ainsi de forger des outils plus avancés. Malheureusement, le dériveur construit ne fut assez stable que pour contenir trois personnes, et il fut donc décidé que Forges et Harris resteraient sur l’île en attendant que leurs compagnons ne reviennent avec les secours. Le 19 juillet 1865, après 18 mois passés sur l’île, Raynal, Musgrave et McLaren prirent la mer à bord du dériveur, et en seulement cinq jours d’une traversée périlleuse, ils parvinrent à atteindre l’île Stewart, située à quelques 500 kilomètres de l’île Auckland, et qui possédait un village. Là, une collecte de fonds leur permit de réunir l’argent afin d’affréter un navire pour aller chercher leurs compagnons et les ramener avec eux à Invercargill, sur l’île Sud de la Nouvelle-Zélande, lors d’un voyage qui dura en tout sept semaines allers-retours. D’ailleurs, en leur absence, des disputes s’étaient déclarées entre les deux naufragés restés sur l’île, qui refusaient même de se parler lorsqu’ils les ont trouvés.

Les restes du Grafton à Carnley Harbour.

A son retour en France, François Raynal entreprit la rédaction d’un livre relatant leurs aventure (tout comme Musgrave). Publié en 1869 sous le titre Les Naufragés, ou Vingt mois sur un récif des îles Auckland, cet ouvrage connut un grand succès et permit à Raynal de recevoir le prix Montyon de l’Académie française, qui récompensaient les œuvres pour leur utilité du point de vue des mœurs et de la morale. Cet ouvrage fit notamment forte impression sur l’écrivain Jules Verne, qui s’en inspira pour la rédaction de son roman L’île mystérieuse publié en 1874 et qui raconte la vie en commun de cinq naufragés, un ingénieur, un journaliste, un domestique noir, un adolescent et aux marins, après avoir tenté de fuir la guerre de Sécession à bord d’un ballon.

Illustration de Jules Férat pour l’Île mystérieuse

Quoiqu’il en soit, l’exemple positif des naufragés du Grafton a permis de mettre en évidence l’importance des relations humaines, de l’exploitation des ressources et de l’organisation tant matérielle que politique dans les situations de survie en groupe, et a prouvé qu’avec de la bonne volonté, quelques matériaux utiles et une bonne cohésion, une telle survie était possible dans des conditions extrêmes. Cet exemple est d’autant plus pertinent que par une étonnante coïncidence, un autre naufrage se produisit à l’autre bout de l’île Auckland lorsque l’équipage du Grafton y vivait : celui du navire écossais l’Invercauld, qui y échoua le 11 mai 1864, soit quatre mois après le Grafton. Mais des 25 passagers du navire et des 19 qui atteignirent la terre ferme, seuls trois parvinrent à survivre et furent secourus après plusieurs mois par un brick espagnol en mai 1865 (pendant que les membres du Grafton étaient encore présents de l’autre côté de l’île qui, précisons-le, est tout de même grande de 442 km²). Outre les meilleures conditions de naufrage et les ressources plus abondantes pour le Grafton, un facteur-clé de cette disparité entre les taux de survie des deux groupes tient à l’absence de solidarité entre les membres de l’équipage de l’Invercauld, dont plusieurs furent abandonnés à leur sort du fait de leurs blessures, et qui étaient davantage dominés par un esprit de chacun pour soi. En outre, aucun des naufragés de l’Invercauld n’avait les connaissances en survie de François Raynal, qui lui permit d’assurer un confort salutaire à l’ensemble du groupe. Pour conclure, laissons le mot de la fin à François Raynal : « Il me semble qu’il ne sera pas possible de lire mon récit sans sentir plus vivement le bonheur de vivre dans sa patrie, au milieu de ses concitoyens, auprès de ses parents et de ses amis, sans jouir davantage et avec plus de reconnaissance des inappréciables bienfaits que la société et la civilisation nous prodiguent« .

Portrait photographique de François Edouard Raynal. Bibliothèque nationale de France.

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