Quand on inventa le cristal à la française

Découvert de façon fortuite en Angleterre au XVIIIe siècle, le cristal est un verre auquel on ajoute un certain pourcentage d’oxyde de plomb, lui donnant sa luminosité chatoyante et son tintement si particulier. Devenu synonyme de raffinement et présent sur les tables d’apparat du monde entier, le cristal ne serait pas cet objet de luxe si emblématique sans le savoir-faire d’ateliers situés dans le massif des Vosges, berceau historique de la fabrication de cristal en France. C’est ici, entre Lorraine et Alsace, que sont nées des maisons aux noms illustres : Baccarat, Daum, ou encore Lalique, résonnant aujourd’hui dans l’inconscient collectif comme des modèles du luxe à la française. Nous vous proposons aujourd’hui de partir à la découverte de l’histoire du cristal en France et de ces maisons d’excellence dont l’histoire reflète la richesse de la région lorraine et de son artisanat.

En raison de sa proximité géographique avec les Pays-Bas et avec les régions germaniques aux savoirs miniers développés comme le Tyrol, la Souabe, la Saxe ou encore la Bohème, la Lorraine devint dès le Moyen-âge une plaque tournante pour un certain nombre de productions industrielles parmi lesquelles le verre. En effet, la fabrication de verre fait partie de ces industries nécessitant un apport de bois important, permis par le schlittage ou le flottage, déjà très présents en Lorraine grâce à l’abondance des forêts du massif vosgien. A ce titre, le duché lorrain, demeuré indépendant jusqu’en 1766, s’intègre ainsi pleinement dans le pôle économique austro-helvético-germano-vosgien, profitant du savoir-faire développé dans ces régions environnantes et accueillant de nombreux verriers itinérants. Progressivement sédentarisés depuis le XIVe siècle, les maîtres-verriers lorrains jouissent même à partir de 1469 d’un statut privilégié de gentilhomme, leur donnant parfois accès à des titres de noblesse reconnus par lettre patente.

C’est ce que l’on pourrait qualifier aujourd’hui comme un plan régional de reconversion économique qui fut à l’origine de la fondation de la cristallerie de Baccarat en 1764. Après la fermeture de la saline de Rosières, qui contribuait à faire vivre tout un pan du secteur forestier dans le massif des Vosges et dans la vallée de la Meurthe, notamment à travers le flottage du bois, l’évêque de Metz, monseigneur de Montmorency-Laval, propriétaire d’une grande partie des forêts de la région, cherche à installer ici une nouvelle industrie exploitant le bois. Il obtient l’autorisation de Louis XV pour la création d’une verrerie, alors appelée Verrerie Sainte-Anne.

La Meurthe à Baccarat. Auteur : Havang(nl). Licence Creative Commons CC0.

Pourtant, une autre grande verrerie mosellane concurrente fut bientôt elle aussi créée par ordonnance royale. Trois ans plus tard, en 1767, Louis XV consacre en effet par lettres patentes la création de la verrerie qui sera pendant plus d’un siècle le fleuron de la production de verre de luxe en France, éclipsant la verrerie Sainte-Anne de Baccarat : la Verrerie Royale de Saint-Louis, ancienne verrerie de Müntzthal. En 1781, celle-ci devient la toute première cristallerie de France, alors que la formulation du cristal, connue jusqu’à présent seulement en Angleterre et en Bohème, est découverte par son ancien directeur, M. de Beaufort. Une étude réalisée sur l’année 1785, en prenant en compte les volumes de bois utilisés, révèle que la cristallerie de Saint-Louis est alors la plus importante verrerie d’Europe, tandis que celle de Baccarat se place en troisième position.

Édouard Pingret (1788-1875): Saint-Louis-lès-Bitche, 1836, peinture représentant les bâtiments de la Cristallerie de Saint-Louis à Saint-Louis-lès-Bitche en Moselle.

Il faudra attendre le XIXe siècle pour que la verrerie de Baccarat se transforme à son tour en cristallerie. Aimé Gabriel d’Artigues, déjà directeur de la cristallerie de Saint-Louis, en prend la direction en 1816 et y lance la production de cristal qui deviendra la spécialité de Baccarat.

Néanmoins, ce n’est qu’après son rachat en 1822 par un homme d’affaire parisien, Pierre-Antoine Godard-Desmarets, que la cristallerie de Baccarat se lance dans ce qui lui permettra de se démarquer sur le marché international : la production d’objets de luxe. Cette reconversion ne tarda pas à porter ses fruits. Ayant découvert le savoir-faire des ateliers de Baccarat sur un stand de l’Exposition nationale, Louis XVIII passe commande pour un service de table en 1823. Par un effet boule de neige, le cristal de Baccarat fera bientôt son entrée dans les services de toutes les têtes couronnées d’Europe et du monde. Louis-Philippe, devenu roi des Français suite à la révolution de 1830, perpétue cette tradition et sera à l’origine, grâce à un calice d’apparat dont il avait fait la commande en 1841, de la création de l’une des pièces les plus iconiques de Baccarat : le verre Harcourt. C’est également cette même année 1841 que les premières pièces colorées firent leur apparition dans la cristallerie de Baccarat.

Pièce de Verre-cristal Baccarat du service royal d’Espagne. Manufacture de Baccarat. Musée archéologique national de Madrid. Auteur : Luis García (Zaqarbal). Licence Creative Commons CC BY-SA 3.0.

Les circonstances de l’Histoire seront bientôt très favorables à la cristallerie de Baccarat. En 1871, la France perd la guerre déclenchée en 1870 face à la Prusse. La capitulation française se solde par la conclusion du traité de Francfort, promulgué le 10 mai 1871 et qui marque notamment l’annexion de l’Alsace et la Moselle par l’Allemagne. La ville de Saint-Louis passe alors en territoire allemand, permettant à la cristallerie de Baccarat de prendre la tête du marché français. Dès lors, la cristallerie se développe considérablement, comptant 2 223 ouvriers en 1900 et se démarquant par une politique sociale envers ses salariés encore novatrice pour l’époque : création d’une crèche, d’un système de protection sociale combinant prévoyance et épargne ou encore d’un fonds de chômage. Le XXe siècle fût pour la cristallerie de Baccarat l’occasion de développer son image de marque à travers le monde, en s’exportant aux États-unis où elle compte désormais 13 magasins, et d’étendre son activité à d’autres branches de l’artisanat de luxe, comme la bijouterie ou la parfumerie.

Lustre en cristal de Baccarat. Auteur : Sebcaen. Licence Creative Commons CC BY-SA 2.5

La guerre franco-prussienne fut aussi, indirectement, à l’origine de la création d’une autre des plus célèbres manufactures de cristal au monde : les ateliers Daum. En effet, en 1871, les citoyens mosellans se voient proposer une « option » : ceux qui veulent choisir la nationalité française ont la possibilité de le faire jusqu’au 1er octobre 1872 en s’établissant dans des villes restées en France et en le signalant auprès de leur nouvelle mairie. Le notaire Jean Daum fait partie de ces « optants » : en 1871, il vint s’établir à Nancy pour conserver la nationalité française. C’est dans cette ville qu’il finance en 1876 la création d’une verrerie tenue par deux artisans-verriers, Avril et Bertrand. Ces-derniers ne pouvant pas le rembourser de la somme engagée, il deviendra l’unique propriétaire de la verrerie en 1878. Il fait rapidement appel à son fils Auguste pour le seconder dans la gestion de la manufacture, puis en 1887, ils sont rejoints par son fils cadet Antonin, qui sera à l’origine d’une nouvelle impulsion artistique pour la manufacture.

Antonin et Marguerite Daum avec Louis Sencert (chirurgien, gendre d’Auguste Daum). Photographie prise autour de 1910, probablement par Jean Daum, appartenant à un fond de plaques photographiques de la famille Daum.

En 1891, Antonin Daum crée un département artistique et choisit d’insérer la production des usines Daum dans le goût de l’époque, l’Art nouveau. L’exposition universelle de 1900 voit couronner cette nouvelle impulsion artistique apportée par Antonin Daum, permettant à la manufacture de rafler un grand prix, la récompense suprême pour un artiste. L’année suivante, Antonin devient, aux côtés d’Emile Gallé, Louis Majorelle et Eugène Vallin, l’un des quatre fondateurs de l’Ecole de Nancy, qui a pour but de promouvoir une collaboration entre les arts figuratifs et l’artisanat rendus accessibles à tous. Inscrite pleinement dans la mouvance Art nouveau, l’Ecole de Nancy réhabilite également le gothique flamboyant et le rococo ainsi que les motifs japonisants., et connaîtra un rayonnement culturel important en France et en Europe. Désormais, la manufacture Daum sera de toutes les expositions universelles, embrassant également la tendance Art déco à partir de 1925 et faisant appel aux plus grands artistes comme Salvador Dali. Elle restera la propriété de la famille Daum jusqu’à son rachat en 1986.

La collection Daum du Musée des Beaux-Arts de Nancy. Auteur : Jean-Pierre Dalbéra. Licence Creative Commons CC BY 2.0

Un autre artisan d’exception se vit également couronner lors de l’exposition universelle de 1900 : il s’agit de René Lalique, alors spécialisé dans la bijouterie. Né en 1860 et très tôt fasciné par les arts décoratifs, il se forma à Paris chez de grands artisans bijoutiers comme Cartier ou Boucheron. En 1885, à l’âge de 25 ans, il ouvre sa première joaillerie et connaît bientôt le succès, créant des bijoux inspirés du japonisme pour les plus grandes stars de l’époque comme l’actrice Sarah Bernhardt.

René Lalique. Bracelet hiboux. Vers 1900-1901 Or, verre, émail et calcédoine. Musée Calouste Gulbenkian, Lisbonne (Portugal). Auteur : Yelkrokoyade. Licence Creative Commons CC BY-SA 3.0

Si elle lui apporte la gloire, l’exposition universelle de 1900 marque surtout un tournant dans sa carrière de façon singulière. Acquérant une renommée internationale, les bijoux de René Lalique commenceront bientôt à être copiés en masse. L’homme, toujours en quête de nouveaux défis, décide alors de se reconvertir dans le travail du verre. Si cette activité consiste au départ en de simples expérimentations, sa rencontre avec le parfumeur François Coty en 1907 marque pour lui le début de la production en série d’objets en verre, notamment des flacons de parfum de style Art Nouveau. En 1921, il fait construire sa propre verrerie à Wingen-sur-Moder, en Alsace, qui demeure encore aujourd’hui la seule manufacture Lalique au monde.

Musée Lalique à Wingen-sur-Moder. Auteur : Jean-Pierre Dalbéra (Paris). Licence Creative Commons CC BY 2.0

Pourtant, si le nom de Lalique est aujourd’hui associé à la cristallerie de luxe, beaucoup ignorent que René Lalique n’a en réalité jamais lui-même travaillé le cristal. Désirant en effet produire des pièces accessibles au grand nombre, dans la lignée des courants de l’Art nouveau et de l’Art déco, il travailla uniquement le verre et le semi-cristal durant son existence. Il faudra attendre son décès en 1945 pour que son fils Marc lance la production de cristal dans la Verrerie d’Alsace. En 1992, la maison Lalique créa les médailles des jeux olympiques d’Albertville, voyant là consacré son rayonnement international comme emblème du luxe à la française, un luxe où l’Histoire et le patrimoine ne sont jamais très loin de l’élégance et de l’art de vivre.

René Lalique. Coffret du pape. 1914. Verre, feuille d’argent, amarante, laiton. Métropolitain Museum of Art, New-York. Auteur : Met. Licence Creative Commons CC0.

Sources :

  • Bardin Christophe. Les débuts de la verrerie Daum à Nancy. In: Revue de l’Art, 1999, n°125. pp. 64-70.
  • Le génie verrier de l’Europe : témoignages : de l’historicisme à la modernité (Giuseppe Cappa)
  • Grandjean M.-A., 1988, « Verre et savoir-faire en Lorraine. Une première approche », Terrain, n° 11, pp. 85-93.
  • Wahl Alfred. A propos de l’option des Alsaciens-Lorrains en 1871-1872. In: Annales de démographie historique, 1971. Nouvelles recherches. pp. 57-63.

Partager l'article:
0

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *